Le Voyage Lyrique - Découverte de l'opéra

Le Voyage Lyrique - Découverte de  l'opéra

Opéra et politique

L’Orfeo de Monteverdi est le premier opéra resté à la postérité. Sur la couverture de la première édition, publiée en 1609, on peut lire : « L’Orfeo, favola in musica… al Serenissimo signor D. Francesco Gonzaga, Principe di Mantoua ». Sans une commande officielle et sans le financement du Prince de Mantoue, il n’y aurait pas eu d’Orfeo : sans les Princes et les Rois, l’opéra ne serait jamais né et n’aurait sans doute jamais pu s’épanouir. Car qu’est-ce-que l’opéra sinon un spectacle somptueux, réunissant les plus illustres artistes de chaque époque : chanteurs, musiciens, compositeurs, danseurs, mais aussi peintres, décorateurs, costumiers…

L’opéra est un art complet, et donc un art coûteux. Et qui a de l’argent, sinon les puissants ? Or celui qui fournit l’argent se sent souvent en droit d’exiger que ce pour quoi il paye serve, d’une manière directe ou indirecte, à l’épanouissement de sa gloire personnelle, ou à celle de son pays ou d’une cause qui lui tient à cœur.

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L’opéra a été pendant longtemps le genre artistique le plus prestigieux en Europe, une vitrine de la richesse et de la splendeur d’une ville ou d’un pays. Reste à déterminer quelles couleuvres nos puissants étaient prêts à avaler au nom de la liberté artistique, car les compositeurs eux aussi ont leurs propres idées, qui ne correspondent pas toujours à celles des gouvernements… Et les peuples aussi vont à l’opéra, de plus en plus… dans des salles lyriques qui sont souvent autofinancées et ont besoin d’attirer les foules. Dur métier que celui de censeur ! La censure… institution qui paraît aujourd’hui bien terrifiante, mais qui a tout de même « laissé passer » tant de sulfureux chefs-d’œuvres lyriques… (et qui avait au moins le mérite d’être officielle, contrairement à la censure actuelle.)

Dès l’origine, nos librettistes et compositeurs se piquent déjà de mettre en scène les puissants. Qu’à cela ne tienne : rois et Princes peuvent être facilement assimilés à Jupiter et Apollon. (Pour Néron, c’est déjà plus compliqué mais bon, il est mort depuis si longtemps n’est-ce-pas ?). Et cela continue, car l’histoire a retenu les aventures des Rois et des Reines, qui peuvent fournir d’excellents livrets d’opéra… à condition d’y ajouter tout de même un zeste d’histoires d’amour, car c’est ce qui plait au public. D’accord pour la mise en scène de personnages historiques (mais évitons de les trucider sur scène quand même, cela pourrait donner des idées à nos contemporains). Et puis, les puissants aussi, et de manière peut-être plus intense que les autres, souffrent des tortures de l’amour, de la jalousie, du remord, du désespoir… en plus, ils le chantent très bien.

Quant aux peuples, ils se mettent à rêver de liberté, de princes magnanimes et généreux, et puis d’indépendance… parfaits sujets d’opéra, qui attirent les foules. La censure a du mal à garder le contrôle, le compositeur louvoie, et finalement c’est l’explosion dans la salle qui se répand parfois dans les rues. Car s’il faut créer ou consolider une nation, quoi de mieux que d’unifier un peuple autour d’une sentiment d’une langue, d’une histoire, d’une mythologie, d’un patrimoine culturel commun, qu’il soit germanique, italien, ou russe ? Et quel autre genre peut mieux que l’opéra donner des images fortes et marquer les esprits, en faisant chanter les Walkyries ou les Lombards ? L’Italie construit son identité linguistique et culturelle, l’Allemagne se souvient de sa mythologie et de sa langue, la Russie de ses légendes et de sa religion… et la France encore puissante essaye de maintenir le cap grâce à son très prestigieux Opéra de Paris. Le public quant à lui cherche le divertissement, l’exotisme… mais apprécie que cela soit en lien avec l’actualité, et ne boude pas non plus le plaisir de rire ou pleurer sur les déboires des puissants… même s’il aime aussi beaucoup les belles histoires intimistes, les histoires d’amour sans rois, ni princes… mais dans des spectacles dont la qualité artistique et la splendeur scénique fait honneur au pays qui les voit naître.

 

L’opéra est donc dès sa naissance un genre éminemment politique… ne serait-ce que parce qu’il suscite l’enthousiasme des foules, surtout en Italie… foules cultivées peut-être, mais même celles qui ne peuvent (ou ne veulent) se payer un billet au parterre (le moins cher souvent) ou au poulailler, entendent parler des spectacles d’opéra, grâce aux colporteurs, ou aux parodies telles que celles de « l’opéra-comique » sur les tréteaux des foires parisiennes du dix-huitième siècle.

Evidemment, quand arrive au pouvoir un gouvernement qui prétend contrôler la totalité de la vie et de la pensée de ses contemporains, il va forcément chercher à récupérer les artistes les plus en vue de son époque, à commencer par les musiciens (après tout, on sait que la musique parle avant tout à l’âme et au subconscient plus qu’à l’intellect). On fait alors appel aux morts (Wagner) et aux vivants (Richard Strauss, Mascagni, Prokoviev), pour soutenir le Grand Oeuvre politique et pour l’avènement de la société idéale… sans que les intéressés aient d’ailleurs leur mot à dire.

Finalement traumatisés par ces néfastes expériences, les Etats occidentaux actuels se gardent bien de mettre leur grain de sel dans la création artistique contemporaine, se contentant de distribuer les subventions à tout-va et tentant en permanence de prouver leur totale neutralité (quitte à tomber dans l’excès inverse…). Malgré tout, il est impossible de nier que l’opéra est un genre qui, par sa nature même, est éminemment politique.

Je voudrais simplement dresser ici un début de panorama des différents rôles que la politique a pu jouer dans l’histoire de l’opéra.

 

La question de la relation entre opéra et politique peut être abordée de plusieurs manières :

- Le thème de la politique dans les opéras : utilisation dramatique de personnages et situations historiques et politiques, sans forcément qu’il y ait de prise de position personnelle de la part du compositeur.

- Des opéras introduisant des éléments musicaux, textuels ou dramatiques impliquant une prise de position politique ou philosophique du compositeur. Dans l'opéra baroque, de nombreux ouvrages traitent d'événements historiques et mettent en scène des figures politiques non contemporaines, comme Jules César ou Néron. Mais Mozart est l'un des premiers compositeurs à traiter vraiment de politique, par exemple dans Les Noces de Figaro Les Noces de Figaro, où le fait de mettre au même niveau le maître et le domestique est pour l'époque très audacieux En 1805, dans Fidelio, Beethoven exalte l'humanisme révolutionnaire qui répond aux Lumières et à la récente Révolution française.

- Utilisation du genre lyrique pour transmettre un message politique dans le but de conforter le pouvoir en place ou plus souvent encore, de provoquer des bouleversements politiques (effet volontaire ou involontaire : La Muette de Portici de Auber qui déclenche la révolution belge). En 1842, Verdi, dans Nabucco, met en scène le peuple hébreu qui lutte contre le tyran Nabuchodonosor. Insidieusement, il répond aux partisans de l'unité italienne. 


I.  La mise en scène et en musique des grandes figures politiques historiques

De nombreux personnages historiques sont mis en scène à l’opéra (même si cela ne pas toujours sans problèmes vis-à-vis de la censure). Si personne n’a jamais vu de problème à faire chanter (en voix de castrat qui plus est) Jules César ou Alexandre Le Grand, la censure verra plutôt d’un mauvais œil, au XIXe siècle notamment, l’apparition sur scène de certaines grandes figures royales. C’est ainsi que Meyerbeer, dans ses Huguenots, a finalement renoncé à faire apparaître Catherine de Médicis sur scène, comme il l’avait initialement prévu, ce contentant uniquement de Marguerite de Valois.

Mais quand un homme de pouvoir est mis en scène, les problématiques abordées sont toujours à peu près les mêmes : qu’est-ce qu’un homme de pouvoir ? Comment accéder au pouvoir ? Comment le gérer ? Et surtout, et avant tout (car nous sommes à l’opéra) : « Comment vivre la relation entre amour et pouvoir ? ».

 

Problèmes de cœurs

Les problèmes politiques purs suffisent rarement à faire un bon livret d’opéra… et peuvent même vous attirer des ennuis. Aucun librettiste ni compositeur ne résiste donc à l’envie de rendre amoureux un prince ou une reine, quitte à leur inventer des amants ou maîtresses. Bien sûr, généralement, il faut faire entrer cela en contradiction avec leurs devoirs politiques… mélangez politique et sentiment, et vous avez votre livret.

 

Maria Stuarda de Donizetti - Duo des Reines

L’œuvre met en scène la rivalité politique entre Elisabeth 1er et Marie Stuart, doublée d’une histoire d’amour. Marie Stuart est prisonnière. Elisabeth accepte de la rencontrer mais celle-ci l’insulte en la traitant de « bâtarde impure qui a profané le sol anglais ». Elle finit par signer l’arrêt de mort de sa cousine.

L’affrontement des deux reines s’est doublée souvent d’affrontements violents entre cantatrices. C’est également un des premiers finals tragiques de l’opéra romantique : écrire un opéra se terminant mal était une nouveauté en Italie. Tous les opéras sérieux du 18e siècle avaient un dénouement heureux. C’était un divertissement de cours exaltant les vertus des rois.

Malgré que Donizetti n’ait eu aucune arrière-pensée politique en choisissant ce livret, Maria Stuarda a connu une série de problèmes pour sa représentation à Naples. Il a été nécessaire de changer l’époque et le lieu. L’opéra a finalement été créé à la Scala en 1834, avec le rôle remodelé sur mesure pour la Malibran… Cela n’a plu finalement ni au public ni à la censure. La Malibran a refusé de modifier les paroles, modifications imposées par la censure («donna vile» à la place de «vile bastarda».)Finalement, la censure a imposé un certain nombre de conditions que la Malibran a refusé avant de se retirer.


 

Elisabeth I d’Angleterre dans Roberto Devereux - Donizetti

Opéra créé à Naples en 1837. Robert Devereux aurait été aimé de la reine Elisabeth I. Accusé de félonie par le Parlement, l’intervention de la Reine et de son ami Nottingham lui permettent de ne pas être exécuté. Mais croyant à une intrigue entre sa femme et Robert, Nottingham convainc finalement la Reine de signer l’acte d’exécution. Elle change d’avis mais trop tard et fera payer au Duc la mort de celui qu’elle aimait avant d’abdiquer en faveur de Jacques 1er.

 

Anna Bolena - Donizetti

Opéra créé à Milan en 1830. Henri VIII est amoureux de Jane Seymour et cherche à écarter sa femme Anne Boleyn en l’accusant d’adultère. Elle est condamnée à mort.

 

Henri VIII - Saint-Saëns

C’est un « Grand opéra » créé à Paris en 1883. Henri VIII répudie Catherine d’Aragon pour Anne Boleyn, malgré la condamnation du légat pontifical. L’opéra compte notamment un très bel air où le roi témoigne de son amour pour Jane qui est plus fort que les impératifs politiques : « Qui donc commande, quand il aime ».


 

Gustave III de Suède - Un Bal Masqué (1858)

Voici encore un opéra mettant en scène un monarque amoureux et qui a causé bien des soucis à Verdi qui en butte à la censure a été finalement forcé de transposer l’action aux Amériques, et transformer son Roi en Comte. En un temps troublé par des attentats contre les souverains (Orsini contre Napoléon III en janvier 1858), on achoppe sur la question de montrer l’assassinat sur scène. Dans Rigoletto quelques années avant, le François 1er du Roi s’amuse de V. Hugo était déjà devenu Duc de Mantoue.)

 

Alfonse XI, Roi de Castille - La Favorite (Donizetti)

Alfonse XI adore sa maîtresse Leonore. Il aimerait bien divorcer de la Reine pour pouvoir l’épouser, mais cela implique d’aller contre la volonté du Pape. Et de toute façon, il apprendra plus tard que Leonore en aime un autre… « Léonore viens, j’abandonne Dieu, mon peuple et ma couronne ».


On le voit, amour et politique ne font pas bon ménage dans l’opéra romantique : on peut avoir le pouvoir ou l’amour, mais pas les deux… c’est d’ailleurs le thème central de la Tétralogie de Wagner par ailleurs…

Les choses étaient différentes à l’époque baroque. Voyez par exemple Giulio Cesare de Haendel. L’intrigue mêle l’amour de César pour Cléopâtre, la lutte pour le trône entre Cléopâtre et Ptolémée, le deuil de la veuve de Pompé et le désir de vengeance de son fils Sextus… A la fin, Sextus tue Ptolémée et César et Cléopâtre triomphent… et partent visiter ensemble les pyramides. La Reine a eu à la fois l’amour et le pouvoir (pas pour longtemps d’accord, mais ce n’est pas le sujet ici).

De même Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, créé à Venise en 1643, met en scène le personnage de Néron voulant répudier sa femme Octavie pour épouser sa maîtresse Poppée… Il y parvient et l’opéra se clôt sur les roucoulements des deux amants. Pas très moral, mais à l’époque, on ne s’en souciait guère. On voit d’ailleurs également apparaître son conseiller Sénèque, qui lui fait en vain des leçons de bon gouvernement… et à qui, agacé, il demandera de se suicider.

Au passage, Mascagni mettra également en scène le personnage de Néron (Nerone, 1935). Chassé par la révolte populaire, Néron est partagé entre la fidélité à son devoir et son goût pour l’orgie et l’art. Mascagni cherche ici à montrer la décadence de la civilisation impériale corrompue par les influences orientales, incarnée par Simon le magicien et le contraste avec le nouveau monde chrétien (une référence à l’arrivée de Mussolini ? à voir…)

 

La solitude des hommes de pouvoir

Si le pouvoir a pour prix (à l’époque romantique tout du moins) le renoncement à l’amour, il peut aussi donner naissance à d’autres angoisses…

Dans Boris Godounov (1874), Moussorgski met en scène le destin d’un homme qui, après avoir pris le pouvoir par la force, au faîte de sa puissance, vit torturé par le remords. La scène de son couronnement, avec ce glorieux choeur sur un thème traditionnel russe, est un des moments les plus forts de la partitions... Il a été élu par acclamation, par un peuple qui n'avait pas vraiment le choix (c'est le sujet de la scène qui précède)... Boris est un bon Tsar... mais n'a-t-il pas assassiné le jeune tsarévitch pour rester le dernier candidat en lice pour la succession d'Ivan le Terrible ? Boris meurt finalement, tiraillé par le remord (autre grande scène marquante).

 



Ce sera également le sujet de Macbeth de Verdi, un des rares opéras dont les enjeux soient intégralement politiques et psychologiques, sans l’ombre d’une histoire d’amour. Il raconte la prise de pouvoir d’un couple grâce à des crimes sanglants puis les remords précédant leur chute finale. Voyez par exemple la très célèbre scène du somnambulisme de Lady Macbeth qui croit voir sur ses mains un sang qu'elle ne peut pas laver.


Car Verdi adore mettre en scène les puissants, mais il leur rend la vie bien difficile : le doge Simone Boccanegra (Verdi) pleure sa liberté perdue, préférant sa vie antérieure de corsaire et son lien avec la mer. Dans Don Carlos, le roi d’Espagne Philippe II, au lieu de s’inquiéter des malheurs du peuple flamand qu’il opprime, préfère se lamenter sur ses problèmes matrimoniaux et constate sa totale solitude sentimentale dans son grand air « Elle ne m’aime pas » (« Elle giammai m’amo »)

Autres exemples du même type : l’air de Guy de Montfort dans Les Vêpres siciliennes : « Au sein de la puissance, un vide affreux immense régnait seul dans mon cœur ». Ici, ce dignitaire français en Sicile pleure sur le fait que son fils unique a été élevé par sa mère Sicilienne dans la haine de son père.


 

L’impact de la politique sur les destins personnels

 

Au-delà de la mise en scène des puissants et de leurs problèmes sentimentaux et psychologiques, la politique joue souvent un rôle important dans les histoires d’opéra, dans le sens où elle a un impact (négatif) sur les destins personnels des individus. C’est évidemment tout le sujet de Don Carlos de Verdi (l’Infant d’Espagne ne fait « voler » sa fiancée suite à un accord politique) mais on retrouve cela un peu partout, par exemple dans Lucia di Lammermoor de Donizetti : Lucia doit épouser un homme qu’elle n’aime pas afin d’assurer le futur politique de son frère. Dans Tosca de Puccini, Scarpia utilise des prétextes politiques pour faire arrêter puis exécuter l’amant de la femme qu’il convoite.

C’est également le sujet de l’Andrea Chénier de Giordano (1896) situé pendant la Révolution française. Gérard, du Comité Révolutionnaire, s’apprête à condamner André Chénier dont il convoite la maîtresse. Dans son grand air, « Nemico della Patria », il prend acte de la défaite de ses idéaux révolutionnaire et du triomphe de la haine et non de l’amour. Suit ensuite l’horreur du procès truqué et expéditif puis l’exécution de Chénier avec celle qu’il aime.


2. Quand les compositeurs se mêlent de politique

Posons-nous maintenant la question du rapport des compositeurs à la politique, et des messages politiques plus ou moins subliminaux qu’ils ont cherché à glisser dans leurs œuvres.

 

Hommage au Roi

A l’époque baroque, les prologues des opéras italiens ou français ont souvent pour mission de rendre hommage au roi ou au Prince, plus ou moins commanditaire de l’oeuvre. C’est particulièrement le cas chez Lully qui, courtisan zélé, avait fait de sa Tragédie en musique un véritable outil de communication pour promouvoir Louis XIV auprès des Français, par l’intermédiaire de l’Académie Royale de musique. `

Comme le souligne Philippe Beaussant dans l’Avant-scène opéra sur Atys : « Lully va aider le roi à donner de lui-même l’image exacte qu’il veut que l’on ait de lui. Il apparaît dans l’opéra en Jupiter, apportant aux hommes la grandeur et la paix et aux nymphes de plaisir, tandis que Mars – symboliquement son double guerrier – étincelle de gloire et de courage ; et qu’Apollon – son autre double – répand autour de lui la beauté et l’harmonie. »

Ex : Prologue dAtys. Ici c’est le Temps qui rend hommage à la Gloire de Louis XIV.

 

Les souverains éclairés

A l’époque de l’Aufklärung (Les Lumières germaniques), alors que la France s’apprête à entrer en pleine tourmente révolutionnaire, dans le reste de l’Europe l’heure est à la glorification du souverain, mais un souverain qui se doit d’être éclairé : intelligent généreux, magnanime et proche de son peuple. Ce sera le sujet de Lucio Silla, opéra de jeunesse de Mozart, créé à Milan en 1772. L’action se situe à Rome, au 1ersiècle av. JC : Le dictateur Silla pardonne à ceux qui ont tenté de l’assassiner, suite à la supplication de la foule et du Sénat. Il se déclare même prêt à abdiquer si le bonheur du peuple l’exige. Cet un argument typique de l’Aufklärung annonce celui de La Clémence de Titus. C’est un opera seria commandé à Mozart pour le couronnement de Léopold II comme roi de Bohême, en septembre 1791.

L’Empereur Titus ne peut se contraindre à la rigueur de la vengeance contre son ami qui a tenté de l’assassiner. Titus fera finalement preuve de clémence envers tout le monde. On y sent l’influence de la tendance maçonnique de Mozart : ici la « clémence » de Titus est avant tout la preuve de sa totale maîtrise de lui-même et de l’abandon de la volonté de vengeance… Mozart a donné à cette commande officielle une dimension plus philosophique que politique. Cette œuvre destinée à la glorification du pouvoir est donc transmuée en éloge du dépassement des passions.

 

 

Dans le sillage des Lumières

On a beaucoup reproché à Lorenzo Da Ponte d’avoir « gommé » la dimension politique du texte de Beaumarchais dans son livret des Noces de Figaro de Mozart (1786)… mais c’était la condition pour pouvoir représenter l’opéra à Vienne. La dimension de contestation sociale reste toutefois implicite et peut-être même inconsciente. Notons par exemple le caractère audacieux du texte du premier air de Figaro (qui remplace en quelque sorte le célèbre monologue du dernier acte de la pièce de Beaumarchais, que Da Ponte ne pouvait pas se permettre de reproduire tel quel…) : « Se vuol ballare, signore Contino » « Si vous voulez danser mon petit Comte »… Remarquons également que Mozart prévoit des airs avec récitatif accompagné à l’orchestre pour tous ses personnages, quel que soit leur statut social, contrairement à la tradition qui réservait ce type d’airs aux aristocrates. Mais pour Mozart, toutes les classes sociales parlent le même langage : celui du cœur.


 

Dans son unique opéra, Fidelio (1805), Beethoven dénonce quant à lui l’arbitraire du pouvoir, en mettant en scène une femme se déguisant pour tenter de libérer son mari, injustement emprisonné pour des raisons politiques. L’opéra compte à ce sujet deux moments particulièrement importants : le célèbre « chœur des prisonniers » aspirant à revoir la lumière du jour mais gardant foi en la justice de Dieu, et la belle envolée du Ministre Don Fernando : « Le frère cherche ses frères ». Le chœur final s’élance alors sur une citation de l’Hymne à la joie de Schiller (qui était d’ailleurs une sorte d’hymne officieux de la Franc-maçonnerie dans sa tendance Aufklärung. « Le frère cherche ses frères » est une déclaration maçonnique officielle. On suggère ainsi que Fernando et Don Florestan, le prisonnier, sont champions d’un certain idéalisme de la vérité, amis politiques sinon frères en maçonnerie.) L’opéra peut faire référence à la dure répression de 1793 qui en Autriche a frappé les Francs-Maçons austro-hongrois : exécutions massives, arrestations arbitraires…Beethoven ne réussira à échapper au régime policier de Metternich que grâce à sa notoriété.

La version du Fidelio remaniée en 1814 a sans doute été entreprise dans l’idée d’une action de grâces à l’Empereur Franz, libérateur de la patrie contre Napoléon. Il a été repris lors du Congrès de la Paix de Vienne, devant tous les souverains d’Europe et notamment Metternich. Tout le monde y a trouvé son pain blanc, tous horizons politiques confondus.

 

L’opéra et les peuples

Depuis l’ère baroque, bien des opéras pouvaient constituer une paraphrase d’un événement d’actualité à célébrer, mais ce phénomène emprunte un visage inattendu à l’avènement du romantisme : les créations revêtent une signification politique sans que les gouvernants et souverains l’aient forcément souhaité… ni même les compositeurs.

 

La Muette de Portici, Auber (1828) et l’indépendance de la Belgique

Le 25 août 1830 est monté à Bruxelles un opéra français qui devient le détonateur de la sécession de la Belgique, alors rattachée au Royaume de Hollande. Cet opéra décrit l’occupation de Naples par les Espagnols et comprend un duo patriotique entre Masaniello et Pietro : « Amour sacré de la Patrie, rends-nous l’audace et la fierté, à mon pays je dois la vie, il me devra sa liberté. » Il se crée alors une émeute dans le théâtre qui déborde dans les rues. On s’empare des armes dans les arsenaux et l’on proclame l’indépendance belge.


 

Guillaume Tell, Rossini (1829) « Trio patriotique »

La dernière œuvre lyrique de Rossini est un grand opéra français d’après Schiller, sur des faits sans doute authentique contés dans une ballade du 15ème siècle. La Suisse en 1307 gémit sous la tyrannie autrichienne de Gessler : à l’indifférence de certains s’oppose la révolte fomentée par le patriote Guillaume Tell et le vieux Mecthal dont le fils Arnold aime la princesse Mathilde, alliée des Autrichiens. Apprenant l’assassinat de son père par les Autrichiens, Arnold rejoint la rébellion (trio patriotique). Tell est forcé par Gessler de percer la pomme sur la tête de son fils, puis arrêté. Arnold appelle alors les fidèles au combat. Tell abat Gessler, Arnold libère la Citadelle d’Altdorf et le peuple chante sa délivrance.

Le drame de Schiller se caractérise par sa passion pour la liberté. Avec l’adaptation en Grand Opéra, ni Rossini ni l’Opéra ne songent à construire une quelconque machine de guerre contre les gouvernements. Rossini avait pris à Paris en 1824 la direction du Théâtre Italien et commencé en 1825 sa période de création française avec Le Voyage à Reims, à l’occasion du couronnement de Charles X. Il n’avait pas à se plaindre du roi et de ses ministres. Son tempérament ne le portait pas non plus à un héroïsme dévastateur. De plus, un des librettistes était membre de l’Académie et ne pouvait se permettre de geste révolutionnaire.

Malgré tout, le thème de la libération des peuples est dans l’air du temps. Il y aura d’ailleurs peu de représentations en Italie où la censure n’acceptait pas cette figure révolutionnaire se rebellant contre l’autorité.

 

Et pour rire un peu : la parodie offenbachienne dans La Belle Hélène :


 

L’Italienne à Alger (Rossini) et son air « Pensa à la Patria » (1813)

Rossini n’en était d’ailleurs pas à son premier « air patriotique ». L’air d’Isabella avait déjà frappé les milieux Carbonari à l’époque : « Pense à la Patrie et, intrépide, accomplis ton devoir. Nous verrons par toute l’Italie renaître les exemples de courage et de valeur. Ce que valent les Italiens, on le verra sur le champ de bataille. » Compte tenu de la situation politique en Italie en 1813, (Venise sous occupation autrichienne), le texte était d’une audace inouïe et ses allusions à peine déguisées. 

 

 

Toujours à l’époque du Bel Canto romantique : dans Norma (Bellini, 1831), le chœur des Gaulois sous occupation romaine, « Guerra » suscite de vives réactions, et pas seulement pour son originalité musicale…


Voyez également ce texte de Marino Falerio de  Donizetti (1835) : « L’échafaud est pour nous un triomphe, nous y montons souriants mais le sang des valeureux ne sera pas perdu. Des martyrs et héros nous succèderont et si le sort est contraire, apprenons-leur comment on meurt », ou encore dans Caritea de Mercadante (1826), le chœur « Qui meurt pour la gloire a suffisamment vécu » sera entonné par les frères Bandiera et leurs amis patriotes calabrais avant d’être exécutés, en remplaçant gloria par « patria ».

Dans la même lignée, le fameux "suoni la tromba" des Puritains de Bellini : 

 

Le Risorgimento dans la création verdienne

Le 9 mars 1842, a lieu la première du Nabucco de Verdi, dans une ambiance électrique. Le triomphe est dû à des raisons autant politiques qu’artistique, liées aux aspects métaphoriques du sujet : entre la situation des Hébreux à Babylone et la situation contemporaine des Milanais s’est opéré un transfert immédiat dans l’esprit du public. C’est consciemment qu’avec son librettiste Solera, Verdi entreprend ensuite un travail souterrain et politique qui se prolongera dans bien des créations futures :

Le 1er février 1843 sont créés Les Lombards à la Première Croisade à la Scala (après des modifications imposées par la censure ecclésiastique). C’est un nouveau triomphe d’autant plus spontané que le sujet ne présente pas la distanciation du précédent : les héros sont les ancêtres des spectateurs. L’opéra lance un vibrant appel de nature à toucher directement la fibre sensible d’un peuple redécouvrant sa grandeur passée, avec un traitement majestueux des chœurs qui ont la part belle, notamment le célèbre « O signor dal tetto natio » : les Croisés accablés qui marchent dans le désert se souviennent de leur pays et des lacs de Lombardie.


Ernani est créé en 1844 sur un livret de Francesco Maria Piave qui adhère aussi aux idées du Risorgimento. L’opéra devait être créé à Vienne mais la censure autrichienne impose des coupes drastiques. Verdi lutte bec et ongles pour préserver l’essentiel du drame. L’opéra est ovationné, même s’il repose beaucoup moins sur la composante patriotique que les opéras antérieurs. Dans le chœur de la Ligue, à l’acte III « Si ridesta il Leone di Castiglia », les choristes substitueront parfois le mot « Venezia », le public entonnant alors avec eux des bis vigoureux aux allures de manifestations antiautrichiennes : « Le Lion de Castille se réveille enfin et que l’Espagne entière répète ce rugissement terrible qu’elle fit entendre le jour où elle chassa les maures oppresseurs.  Nous formons une seule famille, prêts à combattre avec nos bras, nos poitrines, et tant que nous aurons un souffle de vie, nous ne serons plus des esclaves dédaignés. Quel que soit le dort qui nous attend, mort ou victoire, nous saurons lutter et le sang des tués donnera de nouvelles ardeurs à nos fils pour combattre à leur tour : vienne enfin ce jour radieux de gloire où l’Espagne emplie de héros sera libérée de la tyrannie. » (Chœur de la ligue à acte III – conjuration contre l’élection de Charles Quint à Aix la Chapelle)


Autre exemple : le grand ensemble du couronnement de Charles V du même opéra : le 16 juin 1846, Pie IX est élu Pape, suscitant de grands espoirs de libéralisation. Lorsque la nouvelle parvient à Bologne où l’on joue Ernani la fièvre s’empare des exécutants : au lieu de « A Carlo Quinto sia gloria e onore », ils chantent « A Pio Nono sia gloria e onore ». (Verdi, déçu par ce Pape, n’hésitera pas plus tard à en faire un portrait moins reluisant, puisqu’il est assimilé au terrible Grand Inquisiteur de Don Carlos.)

 

La régularité d’événements de ce type, observés lors des représentations d’opéras de Verdi, inquiète rapidement les forces de police. La censure se met alors à surveiller ses projets et à les refuser. Les Vénitiens volontiers rebelles, étaient d’ailleurs plus étroitement surveillés que les Milanais par le pouvoir central. Le sujet primitivement souhaité par Verdi pour La Fenice de Venise I Due Foscari d’après Byron – est donc rejeté. On veut éviter la glorification sur scène du Doge Foscari, symbole du rayonnement de Venise qui accroît ses territoires de terre ferme et parvint à affirmer son autorité face aux conseils. Cet opéra est donc finalement créé à Rome en 1844.

Après quelques échecs relatifs, malgré une dose systématique de musique « risorgimentiste », Verdi renoue avec le succès avec Attila. Il y recherche délibérément la provocation. L’opéra respire la revendication politique et l’appel à l’unité pour la liberté. Lors de la création en mars 1846, La Fenice est en émoi et à l’arrivée des Huns sur scène, le public conspue les officiers autrichiens et on frise l’émeute.  (Ex : film Senso de Visconti).

Abigaille parle à Attila du « saint amour de la Patrie qui lui donne du courage ». La phrase « mais nous femmes d’Italie, tu nous verras toujours combattre sur le champ de bataille fumant, le sein cuirassé de fer » a un relief saisissant. C’est un appel aux femmes italiennes de 1846 à participer aux luttes qui s’apprêtent. L’Unité devient affaire de tous. Un autre air avec chœur annonce la fondation dans la lagune d’une cité : il s’agit d’exciter l’orgueil des autochtones. C’est l’opéra de propagande par excellence qui constitue l’apothéose du Risorgimento musical verdien.


 

Le culte de Verdi prend à l’époque des proportions étonnantes. Même s’il s’oriente ensuite vers des horizons nouveaux, des opéras plus intimes, il aura d’ailleurs toujours des problèmes avec la censure.

En 1848, le feu des révolutions s’allume en Europe. Désireux de participer au soulèvement contre l’Autriche, Verdi choisit un sujet de nature à exalter les vertus patriotiques : La Battaglia di Legnano, traitant de la défaite de l’Empereur Barberousse devant la Ligue Lombarde. C’est un opéra de circonstance. Plus que la notion de liberté de la patrie, c’est la nécessité de son unité contre l’adversaire qui est mise en avant. L’opéra est créé le 27 janvier 1849 dans une ambiance électrique. Les proclamations des héros provoquent une émeute. Dans un état second, le public reprend les hymnes les plus saillants et exige de bisser tout l’acte I. Cocardes, banderoles et tracts couverts de slogans envahissent la salle. Dans ce climat de surexcitation, une éphémère république romaine est proclamée le 9 février. Verdi est proclamé « tribun musical » et déclare « je suis l’interprète des sentiments et des idées du peuple italien dans sa masse ». Mais l’euphorie ne dure pas et sous la conduite du Maréchal Radetsky (une célèbre musique de Johann Strauss père par ailleurs !), les Autrichiens reprennent l’avantage en Lombardie. L’armée piémontaise est vaincue. L’Italie entre en hibernation politique et Verdi prend ses distances avec l’opéra engagé.


 

Plus tard, quand son opéra, au sujet pourtant peu politique Un bal masqué est monté à Rome, le 17 février 1859, il règne au Teatro Apollo une atmosphère survoltée. Les cris répétés de « Viva Verdi » sont ostensiblement transcrits sur des banderoles. Cela devient le cri de ralliement des Italiens à la maison de Savoie et au roi de Piémont de Sardaigne : « Viva Vittore Emmanuelle Re d’Italia ».

La guerre est déclarée le 23 avril 1859. Victor Emmanuel lance une proclamation aux peuples d’Italie les appelant à la lutte armée pour s’affranchir des tutelles et marcher vers l’unité. A l’annonce du franchissement du Ticino par les troupes autrichiennes, le Comte de Cavour lance en pleine séance du parlement le « Di quella pira » du Trouvère de Verdi. Après des carnages, l’unification n’est pas complète mais un pas est franchi. Dévoué à Cavour, Verdi accepte de devenir député du premier parlement italien, en charge de la musique, mais sans grand enthousiasme. Il demeurera député jusqu’en 1865, faisant notamment adopter un projet de loi relatif aux droits d’auteur. Mais suite à la mort de Cavour, il ne sollicitera pas un nouveau mandat.

Mais Verdi restera fidèle à lui-même, se passionnant comme on l’a vu pour des livrets mêlant enjeux politiques, religieux et sentimentaux : dans Don Carlos, Grand Opéra créé à Paris en 1867, le personnage très sympathique de Rodrigue soutient la cause des Flamands, et du héros des Lumières qu’il était chez Schiller devient le chantre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.


 

Pour la grande scène centrale de Simone Boccanegra (opéra remodelé en 1881), Verdi utilise les lettres adressées en 1355 par Pétrarque aux Doges de Venise et de Gênes, qui étaient sur le point d’entamer une guerre. Il s’agit alors pour Verdi de cimenter la toute jeune unité italienne :

« A ce moment, il me souvient de superbes lettres de Pétrarque, une écrite au doge Boccanegra, l’autre au Doge de Venise, leur disant qu’ils étaient pour entreprendre une lutte fratricide, que tous deux étaient fils d’une même mère, l’Italie, etc. etc. Sublime ce sentiment d’une patrie italienne à cette époque ! » G. Verdi.

 

 

La satire politique dans l’opéra bouffe français

Jacques Offenbach « grand amuseur du Second Empire » n’avait quant à lui rien d’un révolutionnaire. Cela ne l’empêchait pas de glisser un peu partout des allusions peu respectueuses à la situation politique et aux puissants de l’époque. Cela est d’ailleurs assez substantiel à l’opéra bouffe qu’il a quasiment inventé (et c’est en outre en partie ce qui distingue le genre de celui de l’opérette, politiquement plus neutre.)

Dans La Belle Hélène, Oreste, fils du roi Agamemnon (le roi barbu, bu qui s‘avance, frère du roi Ménélas, époux de la Reine, poux de la Reine) n’hésite pas à chanter : « C’est avec ces dames qu’Oreste fait danser l’argent à Papa, Papa s’en fiche bien au reste car c’est la Grèce qui paiera ! » une référence à une certaine jeunesse de l’époque… Dans Orphée aux Enfers, personne n’a de doute sur le fait que « Ernest, baron de Jupiter » n’est autre que NapoléonIII.  L’Empereur lui-même n’en est pas dupe et s’en amuse beaucoup.

De manière générale, sous des rois d’opérette particulièrement ridicules, se cache souvent une dénonciation de l’arbitraire du pouvoir : on pense au Vice-Roi de La Périchole, assez désagréable, bien que magnanime à la fin (cela doit quand même finir bien). Encore pire, le Roi Ouf dans L’Etoile de Chabrier qui n’hésite pas à menacer de mort son astrologue et qui apprécie beaucoup le supplice du pal (et qui à ce stade, n’est vraiment pas drôle.)


 

Le cas du Roi Carotte d’Offenbach, composé en 1871, juste après la chute du Second Empire, sur un livret de Sardou est également intéressant. L’opéra bouffe raconte l’histoire d’une carotte devenue roi, un roi particulièrement mou, entouré de courtisans légumes (une magicienne s’en est mêlée). Il est finalement renversé par une révolution populaire mettant au pouvoir… son prédécesseur, le prince Fridolin. La fin de la pièce est accueillie à l’époque par des protestations assez nombreuses au sujet d’allusions politiques. Le journal Le Gaulois relate notamment « quelques allusions fâcheuses, destinées à froisser également démocrates et réactionnaires ». Lors de la première représentation, certains spectateurs croient comprendre dès la fin du premier acte que le régime déchu de Napoléon III était représenté par le Roi Carotte, alors que Victorien Sardou avait plutôt imaginé l’inverse (le prince Fridolin est quand même allé rendre visite aux abeilles…). Comme quoi, quand on fait des allusions politiques, il faut que cela soit clair !


3. Les régimes totalitaires à la recherche « d’icônes nationales »

Abordons maintenant un sujet au combien sulfureux que nous ne ferons qu’effleurer ici… les avis étant très partagés.

 

L’œuvre de Richard Wagner (1813-1883)

On sait à quelle point les œuvres de Wagner ont été récupérées (la marche funèbre de Siegfried utilisée pour l’enterrement des dignitaires nazis ou Hitler représenté en Lohengrin ou Parsifal...). Sa musique a d’ailleurs longtemps été interdite en Israël. En 2001, Daniel Barenboim a d’ailleurs fait scandale en y programmant le prélude de Tristan und Isolde (en bis pour permettre aux gens de partir s’ils le souhaitaient).

 

Bon, revenons à notre compositeur allemand. Lorsque Wagner s’est rendu en France dans les années 1840, avec sa partition de Rienzi dans ses cartons, il a été complètement rejeté, et c’était un peu logique : dans ce monde parisien si farouche, qui pouvait s’intéresser à cet obscur compositeur allemand, parlant à peine français, et prétendant conquérir l’Opéra ? L’Opéra ? Rien que cela… Wagner alors s’est senti plus que jamais allemand… et s’est passionné pour les légendes et récits de chevalerie allemands, qu’un de ses amis lui avait donnés. Cette découverte de la culture, des anciens textes allemands et nordiques a été une révélation. Il a donc fait chanter le Minnesänger Tannhaüser et le Chevalier au Cygne Lohengrin… et puis Wotan, Brünnhilde, Parsifal… Il leur a donné vie. Sans lui, personne ne connaîtrait sans doute les Walkyries, Wotan-Odin, les Nibelungen. Il est devenu le chantre de la culture allemande et en a chanté les légendes, comme Weber avant lui. Dans un contexte de création des identités nationales, et bientôt de montée des nationalismes ; il ne pouvait que devenir la référence obligatoire… comme Verdi le sera en Italie.

En fait, Wagner était plutôt anarchiste, avec des prises de position contre le capitalisme et l’esprit mercantile. Lecteur de Proudhon et Feuerbach, Wagner espère une société sans classes ni races, sur le modèle idéalisé de la cité grecque. Wagner se reconnaît dans Feuerbach : « il n’y aura pas d’aurore pour l’homme sans un crépuscule des dieux et des puissants ». Il fréquente les militants comme Bakounine et est chassé de Dresde en 1849 pour excès de sympathie envers les barricades.

La Tétralogie peut être comprise comme une dénonciation du pouvoir de l’argent et de l’exploitation de l’homme par l’homme. Le « Printemps des peuples » de 1848 pour Wagner (et bon nombre d’artistes de sa génération), devait inaugurer une ère nouvelle pour l’individu et la société, transfigurer les communautés nationales aliénées en peuple véritable. Mais finalement son seul opéra vraiment « politique » est l’histoire de l’échec d’une révolution du peuple contre la tyrannie des nobles (Rienzi, le dernier des Tribuns en 1842), comme si finalement, il déduisait que la seule révolution possible était d’ordre esthétique.

Dans ses écrits (L’œuvre d’art de l’avenir, Une communication à mes amis… ) Richard Wagner élabore finalement une utopie à la fois politique et esthétique de régénération de la société à travers l’art : « C’est par l’artiste que ce qui est inconscient dans les productions du peuple accède à la conscience, c’est lui qui transmet cette conscience au peuple » (Richard Wagner, L’œuvre d’art de l’avenir, 1849). Trop européen pour succomber au pangermanisme, il souffre surtout des récupérations liées à :

- Des écrits antisémites particulièrement navrants.

- La tonalité pro-allemande de ses livrets : les idéologues nazis ont intégré la mythologie wagnérienne à leur attirail doctrinaire, en en faisant une glorification de l’âme germanique.

- Un entourage familial plus que douteux : son gendre Chamberlain imposera une lecture raciste des œuvres de son beau-père (alors que Wagner était en total désaccord avec la théorie des races). Sa belle-fille post-mortem Winifred était une amie personnelle d’Hitler et adhérente de la première heure au parti nazi. La famille fera de la publication officielle du Festival de Bayreuth, les Bayreuther Blätter, un journal nationaliste qui deviendra nazi.

Thomas Mann essayera de démythifier et démystifier Wagner : son essai « souffrance et grandeur de Richard Wagner » lui valut l’exil à l’arrivée d’Hitler. Une des petites filles de Wagner, Friedlind Wagner, militera quant à elle pour une nouvelle lecture « dénazifiée » des œuvres de son grand-père.

 

Richard Strauss et les nazis

Il fut autant rattrapé par la politique que Wagner, mais de son vivant, et sans que cela ait un lien avec le contenu totalement apolitique de ses œuvres.

Consterné par la chute de l’Empire, Strauss ne se reconnaissait pas dans la République de Weimar. En 1933, il accepte la présidence de la Chambre de musique du Reich et le remplacement de Bruno Walter et Toscanini pour des concerts refusés par ces derniers. Hitler et Göring, très mélomanes, veulent faire de lui la vitrine culturelle du régime. C’est le « grand compositeur allemand du XXème siècle qui poursuit l’œuvre de Wagner. » Par contre, son librettiste juif du moment pour La Femme silencieuse, Stefan Zweig, ne plait pas. Strauss insiste pour que le nom de Zweig soit maintenu sur l’affiche de la création. Il lui reproche toutefois alors son « manque de courage », ce qui révèle son inconscience des enjeux politiques. Finalement, l’oeuvre ne dépasse pas les trois représentations. Strauss n’était plus en grâce… En effet, dans une lettre du 17 juin 1935, il avait répondu à Stefan Zweig qui lui reprochait d’aller trop loin dans la compromission avec le pouvoir, en se défendant de toute sympathie pour le régime nazi. La lettre est interceptée par la Gestapo : annulation des représentations, démission de Strauss de la présidence de la Chambre de musique, arrestation de sa belle-fille juive, petits enfants exclus école publique etc. et fureur de Goebbels : « Il faut se débarrasser de Strauss : politiquement ces artistes n’ont pas un sou de caractère ». De fait, Richard Strauss, grand bourgeois conservateur, n’avait absolument rien d’un nazi… mais il n’avait pas su prendre la mesure de la gravité de la situation.

 

L’opéra sous Mussolini

 

Pietro Mascagni

Au début du vingtième siècle, Pietro Mascagni, célèbre compositeur de Cavalleria Rusticana, est une personnalité musicale de niveau mondial : chef d’orchestre, directeur d’opéra et compositeur, les distinctions s’accumulent, notamment avec la montée en puissance de Mussolini qui en fait une des gloires de la Nation. Il adhère au fascisme dans ses dernières années. Son dernier opéra Nerone serait une œuvre à la gloire de Mussolini et « résolument anti-moderne ». La première rencontre entre Mascagni et Mussolini date de 1923, de nombreuses autres suivront. En 1929, Mascagni devient membre de la Reale Accademia d’Italia. En 1932, il prend sa carte du Partito Nazionale Fascista. En 1940, le cinquantenaire de la création de Cavalleria Rusticana est célébré, donnant lieu à un enregistrement en studio sous la baguette du compositeur. Le compositeur vivra cruellement la seconde guerre mondiale. En 1943, il a renoncé à toutes ses fonctions et s’éteint le 2 août 1945.

 

Giacomo Puccini

Puccini n’avait aucun intérêt pour la politique. Il a seulement écrit un hymne à Rome pour célébrer la victoire de l’Italie qui sera repris par les fascistes. En 1923, il est nommé membre honoraire du parti fasciste, en reconnaissance pour sa contribution culturelle (une tradition ancienne du sénat italien qui avait accordé le statut de sénateur à Verdi de la même manière.) De plus, il avait l’intention de créer un théâtre à Viareggio et avait besoin du soutien du gouvernement. C’est à ce propos qu’il rencontre deux fois Mussolini. Il est alors nommé sénateur à vie. Notons que Mussolini était alors Premier Ministre mais n’avait pas encore pris le contrôle de tout le pays. Puccini meurt en 1924. Nous ne saurons jamais ce qu’aurait été son attitude sous le fascisme…

 

L’opéra sous les soviétiques

La Russie connaît un vrai bouillonnement artistique au début du siècle jusqu’aux années 1930, mais les artistes sont progressivement contraints de s’approprier le concept du « réalisme socialiste » imposé par le pouvoir. Beaucoup d’entre eux s’exilent, mais certains choisissent de rester, notamment Chostakovitch et Prokofiev qui tentent tant bien que mal de suivre les directives artistiques du parti. Prokofiev composera entre autres la musique de beaucoup des films historiques de propagande d’Eisenstein (ex : Alexandre Nevski). Malgré tout, la musique des deux compositeurs est souvent qualifiée de « formaliste », c’est à dire trop complexe et trop influencée par l’Occident, par opposition à celle de compositeurs tels que Khatchatourian, inspirée de musiques populaires et encensée par le régime. (Ex : La Danse du Sabre).

 

Le cas de Lady Macbeth du district de Mtsensk – Chostakovitch

Créé à 1934 à Leningrad, l’opéra connaît un grand succès initial avant d’être ensuite dénigré par les autorités soviétiques. L’œuvre est alors interdite pendant 30 ans. Le projet initial de Chostakovitch était d'écrire une trilogie consacrée au sort de la femme russe à différentes époques. Katerina Ismaïlova, la Lady Macbeth du premier opéra, devait représenter la femme du XIXe siècle vivant sous la tyrannie des tsars et d'une société fortement patriarcale, tandis que le dernier volet de la trilogie devait être un hymne à la femme soviétique. Mais les déboires que rencontra l'opéra finirent par convaincre Chostakovitch de renoncer à ce projet.

Très bien reçue des critiques « réalistes » comme « avant-gardistes », des dignitaires du parti comme du public, l'œuvre a déplu cependant à Staline lorsqu'il assiste à une représentation en janvier 1936. Un article non signé de La Pravda du 28 janvier 1936, intitulé « Le chaos remplace la musique », contenait une condamnation sans appel de l'opéra de Chostakovitch : « flot de sons intentionnellement discordants et confus », « chaos gauchiste remplaçant une musique naturelle, humaine », « montrant sur scène le naturalisme le plus grossier ». La crudité de certaines scènes sexuelles (le « naturalisme grossier » de l'article), soulignée par la musique, irrita particulièrement Staline. Les protagonistes, livrés à la luxure et assassins, étaient peu compatibles avec son souci de promouvoir la famille soviétique. De même, le thème de l'opéra, à savoir la prise en main de son propre destin par une femme jusqu'ici passive, n'avait rien pour plaire au dictateur. Enfin, l'esthétique expressionniste de l'œuvre s'accordait mal avec la préférence de Staline pour une musique « simple et accessible à tous», condition d'élévation du niveau culturel du peuple soviétique.

La musique de Chostakovitch est condamnée par le Parti communiste de l'Union soviétique au début de l'année 1936. Terrorisé, le compositeur déclare alors que « même si on lui coupe les deux mains, il continuera à composer… » L’opéra Lady Macbeth de Mtsensk restera interdit en Union soviétique du vivant de Staline.

 

Et depuis lors…

 

La censure ayant été officiellement abolie en Occident, les compositeurs d’opéra n’ont pas de raison d’hésiter à aborder des sujets politiques… mais qui sont finalement assez rares depuis la Seconde Guerre mondiale… de même que la création lyrique accessible au commun des mortels.

 

L’opéra Nixon en Chine de John Adams (1987) met en scène Nixon et son épouse rendant visite à Mao Zedong et d'autres officiels chinois. L'opéra se concentre sur les personnalités et les histoires des six personnages principaux, sans avoir de dimension particulièrement politique.

Par contre, l’opéra The Death of Klinghoffer du même John Adams n’a été pas sans susciter une certaine indignation aux Etats-Unis lors de sa création en 1991. L’œuvre est basée sur l'histoire réelle de la prise d'otage des passagers du navire de croisière l'Achille Lauro en octobre 1985, qui a abouti à l'exécution de Leon Klinghoffer, un retraité juif-américain, par les terroristes du Front de libération de la Palestine le 8 octobre 1985. Sa représentation a suscité de vives réactions et a provoqué des manifestations contre les prises de positions de l'œuvre considérées comme pro-palestiniennes et contre ce qui a été perçu comme un manque de respect vis-à-vis du personnage central de l'opéra.


 

Voici donc quelques pistes destinées à alimenter votre réflexion concernant les relations complexes entretenues entre l’opéra et la politique. Il faudrait sans doute toute une vie pour parvenir à appréhender ce sujet dans sa totalité, car au final, aucun genre artistique n’a jamais été plus politique que l’opéra.

 

Julia Le Brun

 

Sources  (entre autres) :

Verdi, Patrick Fabre-Tissot-B, Bleu Nuit Editeur

Richard Strauss, Christian Melin, avant-scène opéra



09/11/2018
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