Les Troyens, un opéra d'Hector Berlioz
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Cette année 2019 est une année Berlioz. Hector est en effet décédé en 1869, il y a donc tout juste 150 ans. C’est donc l’occasion de célébrer un des plus grands artistes français et une figure majeure de la vie musicale française au XIXème siècle.
Hector Berlioz est surtout connu pour sa musique orchestrale et en particulier pour sa Symphonie Fantastique, qui, créée en 1830, l’a rendu immédiatement célèbre dans les milieux artistiques et a ouvert la voie au romantisme musical français. Ce succès symphonique sera confirmé lors de la création triomphale de sa symphonie dramatique « Roméo et Juliette » en 1839 (composée au passage grâce à un généreux don de Paganini).
Malgré tout, sa vie toute entière a été une lutte pour imposer sa musique, il n’a jamais entendu certaines de ses œuvres et il lui a fallu pour subsister, développer un autre talent, celui d’écrivain, qu’il maîtrisait au plus haut point. Il rédigeait régulièrement des « feuilletons » dans lesquelles sa plume, crainte et respectée, souvent acerbe, toujours fine et drôle, n’hésitait pas à croquer tous les musiciens et toutes les oeuvres de son temps. (N’hésitez pas à lire ses irrésistibles Mémoires).
Si le public parisien l’a boudé avec une constance remarquable, il a reçu le soutien des romantiques comme Mendelssohn, Schumann, Chopin, Paganini, Wagner… Et Franz Liszt, son grand ami, enthousiasmé par la Symphonie Fantastique, s’est dévoué toute sa vie pour faire jouer ses œuvres.
Berlioz est incontestablement un maître de l’orchestre. Il cherchait à dépasser l’orchestration traditionnelle pour inventer de nouvelles formes d’instrumentation. Il a même écrit un traité de plus de 700 pages sur le sujet, ayant remarqué que les musiciens du Conservatoire de Paris à son époque savaient à peine distinguer un hautbois d’une clarinette… C’était un artiste intègre et exigeant qui cherchait à se libérer de ce qu’il appelait « la tyrannie des habitudes acquises. » Et il est aussi devenu avec le temps un des premiers grands chefs d’orchestres (un talent qu’il a été obligé de développer, las de supporter des chefs qui ne comprenaient pas ses œuvres.)
Mais cet amour de l’orchestre, il l’a également mis au service de l’opéra, en créant plusieurs merveilleuses œuvres lyriques, qu’il a malheureusement eu bien du mal à faire jouer de son vivant : Benvenuto Cellini a fait un flop à l’opéra de Paris en 1838, sa légende dramatique La Damnation de Faust à l’Opéra-Comique également en 1846. Il lui a fallu bien du courage après cela pour entreprendre l’immense projet de mettre en musique une partie de l’Enéide de Virgile, son livre de chevet depuis l’enfance. Et de même, ce chef-d’œuvre que sont les Troyens ne suscitera pas l’enthousiasme des Parisiens. Berlioz n’en n’entendra qu’une partie, en 1858, et même pas à l’Opéra de Paris. Seul son dernier opéra, Béatrice et Bénédict, d'après Shakespeare, connaîtra le succès en 1862, mais pour la bonne raison qu’il a été créé à Baden-Baden. C’est de toute façon en Allemagne qu’il trouvera son plus fidèle public. Mais à cette époque, il était déjà trop fatigué et dégoûté pour pouvoir s’en réjouir.
(Voir sa biographie détaillée)
Je vous invite également à découvrir mon roman : La Vengeance d’Apollon et le retour d’Hector Berlioz.
La genèse des Troyens
La composition des Troyens a été le grand projet de la dernière partie de la vie de Berlioz. Il y a apporté une passion extrême. Et pourtant, ses amis ont eu bien du mal à le convaincre, car l’échec de sa Damnation de Faust en 1846 lui avait ôté toute envie de composer. L’idée de l’opéra nait toutefois vers 1851. Il y fait allusion en 1852 dans son livre « Les Soirées de l’orchestre », où il cite l’Eneide de Virgile. Mais à l'époque, il ne dit encore rien de ses projets à ses confidents habituels. Il se doutait bien qu’un sujet comme celui dont il rêvait, tiré de l’Enéide de Virgile qui l’avait tant marqué dans son enfance, n’était pas à la mode à Paris, pas plus que sa musique.
« Depuis trois ans, je suis tourmenté par l’idée d’un vaste opéra dont je voudrais écrire les paroles et la musique »… « Je résiste à la tentation de réaliser ce projet et j’y résisterai, je l’espère jusqu’à la fin. Le sujet me paraît grandiose, magnifique et profondément émouvant, ce qui prouve jusqu’à l’évidence que les Parisiens le trouveraient fade et ennuyeux. » « L’idée seule d’éprouver pour l’exécution et la mise en scène d’une œuvre pareille les obstacles stupides que j’ai dû subir et que je vois journellement opposer aux autres compositeurs qui écrivent pour notre grand opéra, me fait bouillir le sang. Le choc de ma volonté contre celle des malveillants et des imbéciles en pareil cas, serait aujourd’hui excessivement dangereux, je me sens parfaitement capable de tout à leur égard, et je tuerais ces gens-là comme des chiens ». (Extrait des Mémoires).
Et pourtant… quelques temps plus tard :
« J’achève en ce moment la partition après 18 mois de travail. Que deviendra cette énormité ? Dieu le sait ! Encore, il n’est pas sûr qu’Il le sache. Mais en écrivant cela, j’ai cédé à un entraînement irrésistible, j’ai satisfait une violente passion qui éclata dans mon enfance et n’a fait depuis lors que grandir ».
En 1854, le succès inattendu de son oratorio L’Enfance du Christ est un encouragement. Mais c’est la princesse Sayn-Wittgenstein, maîtresse de Liszt qui l’a finalement décidé. Elle est d’ailleurs dédicataire de l’œuvre :
« Si vous reculez devant les épines que cette œuvre peut et doit vous causer, si vous avez la faiblesse d’en avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir ». (Weimar, 1856). Comment résister à un ordre aussi impératif ? Berlioz se décide ainsi à créer sa « grande machine dramatique ».
« Je rumine, je me ramasse comme font les chats quand ils veulent faire un bon désespéré. Je tâche surtout de me résigner aux chagrins que cet ouvrage ne peut manquer de me causer ».
Et il se lance donc dans son grand projet, avec l’énergie du désespoir.« C’est une tâche qui m’agite, me ronge, me fait vivre, me tue ». Cette composition résultait vraiment d’un besoin intérieur accru par ce repliement sur soi-même que provoquaient chez un Berlioz quinquagénaire les déceptions de sa carrière et de sa vie privée. Il pressentait que cet opéra serait le couronnement et l’épanouissement de son œuvre.
Restait à convaincre la seule institution française en mesure de produire une œuvre d’une telle ampleur : l’Opéra de Paris. Mais les sollicitations de ce Premier Prix de Rome et académicien, reçu comme un roi dans toutes les cours d’Europe, resteront vaines, et Berlioz finit par « céder aux sollicitations amicales » de Léon Carvalho, pour mettre en scène Les Troyens au Théâtre Lyrique. Mais ce théâtre privé n’a pas les moyens de tout produire et seule la seconde partie de l’opéra, Les Troyens à Carthage, sera créée le 4 nov. 1863, avec de nombreuses coupures. Le succès est médiocre, l’opéra n’ayant eu que 21 représentations, ce qui est peu, considérant les sommes engagées par Carvalho, mais Berlioz reçoit de bonnes critiques et des lettres de remerciements. Il est même arrêté dans la rue par des gens qui le remercient d’avoir produit cet ouvrage. Berlioz est donc heureux, et plutôt content de lui :
« J’avoue avoir, moi aussi, ressenti à l’audition des Troyens des impressions violentes de certains morceaux bien exécutés. L’air d’Enée « Ah quand viendra l’instant des suprêmes adieux » et surtout le monologue de Didon : « Je vais mourir, dans ma douleur immense submergée. » me bouleversaient. Mme Charton disait grandement et d’une façon si dramatique le passage : « Enée, Enée, oh mon âme te suit ! » et ses cris de désespoir, sans paroles, en se frappant la poitrine et s’arrachant les cheveux, comme l’indique Virgile… Dans tout ce que j’ai produit de musique passionnée, je ne connais de comparable à ces accents de Didon, dans cette scène et dans l’air suivant, que ceux de Cassandre dans quelques parties de La Prise de Troie que l’on n’a encore représenté nulle part… Oh ma noble Cassandre., mon héroïque vierge, il faut dont me résigner, je ne t’entendrai jamais !... et je suis comme le jeune Chorèbe… Insano Cassandrae incensus amore. »
Il n’entendra en effet jamais de sa vie la première partie de son opéra.
La production des Troyens remportera tout de même suffisamment d’argent à Berlioz pour lui permettre d’arrêter son activité de feuilletoniste. Et cela est vraiment pour lui une excellente nouvelle :
« Je m’aperçus avec une joie inexprimable que le revenu de la somme totale égalerait à peu près le produit annuel de ma collaboration au Journal des Débats, et je donnai aussitôt ma démission de critique. Enfin, enfin, enfin, après trente ans d’esclavage me voilà libre ! je n’ai plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de gens médiocres à louer, plus d’indignation à contenir, plus de mensonges, plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis libre ! Je puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n’en plus parler, n’en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu’on cuit dans ces gargottes musicales ! Gloria in excelsis deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis !! C’est aux Troyens au moins que le malheureux feuilletoniste a dû sa délivrance. »
En 1863 parait la réduction piano-chant. Après de nombreuses modifications, ce n’est qu’à cet instant que Berlioz considère l’œuvre comme achevée. Il n’écrira plus aucune musique à partir de cette date jusqu’à sa mort.
L’intégralité des Troyens est créée en allemand à Karlsruhe en décembre 1890 et La Prise de Troie en français est créée à Nice en janvier 1891.
L’œuvre
L’opéra de Berlioz prend son origine dans la longue tradition de l’opéra français spectaculaire qui remonte à Lulli. On y ressent la passion que Berlioz vouait à Gluck et on y trouve des échos d’Alceste, Iphigénie… (C’est une représentation d’Iphigénie en Tauride en 1821 qui avait décidé Berlioz à devenir compositeur (il avait 17ans).
Le livret des Troyens a bien entendu été intégralement rédigé par Berlioz. Il s’inspire des chants II et IV de l’Eneide, et du Chant I pour l’arrivée d’Enée à Carthage.
Berlioz recrée également l’atmosphère de Virgile dans sa musique, un auteur qu’il connaissait parfaitement depuis l’enfance.
« Combien de fois expliquant devant mon père le quatrième livre de l’Eneide, n’ai-je pas senti ma poitrine se gonfler ma voix s’altérer et se briser ». « Un jour parvenu à la scène ou Didon expire sur son bûcher, les lèvres me tremblèrent, les paroles en sortaient et inintelligibles, enfin, à l’image sublime de Didon qui cherche aux cieux la lumière et gémit en la retrouvant, je fus pris d’un frissonnement nerveux, et dans l’impossibilité de continuer, je m’arrêtai court. » Berlioz, Mémoires.
Avec Les Troyens, Berlioz revenait donc à ses premières amours. Les héros de Virgile étaient pour Berlioz des figures familières.
Le livret
L’Enéide est une épopée du poète latin Virgile, rédigée sous l’Empereur Auguste, qui après la période de guerre civile, était parvenu à pacifier l’Empire. Rome était redevenue elle-même. Il s’agissait maintenant de l’inviter à se retourner vers ses origines pour y discerner les prémisses de sa future grandeur, de rappeler aux Romains que Rome n’avait jamais cessé d’être la grande pensée des Dieux.
Le poète imagina donc le récit d’une autre Odyssée et d’une autre Iliade dont le héros serait cette fois-ci le Troyen Enée, ancêtre mythique du peuple romain, fils de la déesse Vénus. La gent Julius à laquelle appartenait Auguste se disait d'ailleurs descendante de Iule, l'autre nom d'Ascagne, le fils d'Enée.
Virgile (70-19 av. JC) travailla à l’Eneide durant les onze dernières années de sa vie. L’œuvre parue entre -29 et -19 nous conte les aventures, amours et combats d’Enée, depuis la prise de Troie jusqu'à son installation dans le Latium.
Les Troyens
La Prise de Troie
Les personnages :
Cassandre, prophétesse troyenne, fille du roi Priam de Troie - mezzo-soprano
Chorèbe, jeune prince d’Asie, fiancé de Cassandre – baryton
Enée, héros troyen, fils de Vénus et d’Anchise – ténor
Panthée, prêtre troyen, ami d’Enée, basse
Andromaque, veuve d’Hector – rôle muet
Ascagne (ou Iule), fils d’Enée (15 ans) - soprano
Acte I
Une terrible guerre fait rage depuis dix ans entre les Troyens et les Grecs, guerre déclenchée par l'enlèvement d'Hélène, femme du roi de Sparte Ménélas, par le prince troyen Pâris (et aussi par la soif de pouvoir du Roi des Rois, le Grec Agamemnon).
Le rideau se lève sur la plaine de Troie (sur la côte ouest de l’actuelle Turquie), au pied des remparts. Après dix ans de siège, l’armée grecque a tout à coup disparu et le camp est désert. Le peuple troyen se décide à ouvrir les portes, et découvre la plaine vide… Il se précipite alors bruyamment hors des remparts (à ce stade, Berlioz n’a encore utilisé que les instruments à vents, ce qui donne un effet un peu vulgaire et populaire). La populace commente joyeusement ce qu’elle voit : quelques armes abandonnées, le tombeau du terrible Achille tué par le prince Pâris… C’est certain : les Grecs ont enfin abandonné la partie. Ils ont seulement laissé sur place un immense cheval de bois… sans doute une offrande à Athéna pour qu’elle protège leur traversée de retour. Une offrande ? Qu’à cela ne tienne, rapportons-là dans la cité, elle portera sur nous la protection divine !
Le chœur se retire et une jeune fille apparaît. Sombre, mystérieuse, elle ne semble pas partager la liesse générale. Les cordes font leur apparition, le niveau musical monte d’un cran : c’est Cassandre. Ce sera l’héroïne de toute cette première partie. C’est par ses yeux que nous verrons désormais se dérouler les évènements… rien de plus normal puisque la fille de Priam a reçu d’Apollon le don de voir l’avenir. Malgré ce cadeau, Cassandre n’ayant jamais voulu céder aux avances du Dieu (il paraît qu’il y a des femmes qui résistent à Apollon ?), celui-ci l’a maudite : elle peut prévoir l’avenir mais jamais personne ne la croira... cela sera fatal aux Troyens.
Cassandre pressent donc un danger… le départ précipité des Grecs ne présage rien de bon.
Son grand monologue d’introduction est d’une grandeur presque antique. Les cordes sont apparues avec elle, créant soudain une ambiance musicale presque baroque. C’est un grand récitatif accompagné des temps anciens. La musique se fait large, grandiose. C’est une grande tragédienne antique qui se dresse devant nous et qui nous annonce déjà la mort à venir du grand roi Priam. La musique devient seulement plus romantique et mélodieuse quand elle évoque son fiancé Chorèbe qu’elle aime tendrement et pour qui elle craint le pire.
Il y a un moyen de sauver Chorèbe : il n’est pas troyen, il faut qu’il parte avant qu’il ne soit trop tard. Le voici justement qui vient. Mais la malédiction opère. Chorèbe croit simplement sa fiancée un peu dérangée et paranoïaque et refuse de partir. Il lui parle d’amour, elle lui parle de mort. C’est un dialogue de sourds, et pourtant un très beau duo, très passionné.
Ils quittent la scène. Entrent alors les représentants des Troyens (Priam, son épouse Hécube, Enée et son fils Ascagne, les guerriers troyens, les prêtres), sur une musique grandiose appelée « Marche Troyenne » que nous retrouverons plusieurs fois dans l’œuvre. C’est l’hymne des Troyens. Son caractère en est solennel, à vrai dire en l'occurence presque funèbre. Ils parlent de Troie comme de la « Ville Eternelle »… Cela peut paraître pathétique, à moins que ce ne soit prémonitoire, puisque Rome est appelée à naître des cendres de Troie.
On fait la fête pour célébrer le départ des Grecs, ce qui donne l’occasion à Berlioz d’écrire une charmante musique de ballet : le « Pas de lutteurs ».
Suit une très émouvante pantomime, avec l’arrivée d’Andromaque, veuve d’Hector, le fils aîné de Priam, tué par Achille. A côté d’elle se tient son fils Astyanax (appelé à être plus tard jeté du haut des remparts par les Grecs…). Andromaque est un personnage muet… mais une clarinette s’exprime à sa place. La gravité et la tristesse de la veuve émeut l’assistance (et le public car cette musique est splendide).
Changement brutal d’ambiance : Enée interrompt brusquement cette page méditative. C’est l’arrivée officielle du premier ténor, elle est brutale, vigoureuse, tendue… et terrifiante pour le malheureux chanteur. On vient de le prévenir d’une catastrophe : le prêtre Laocoon a osé douter de l’innocuité du grand cheval de bois que l’on s’apprête à faire entrer dans la cité, et il a lancé son javelot contre le Cheval. Athéna furieuse a immédiatement envoyé deux horribles serpents qui ont enveloppé et dévoré le prêtre sacrilège ainsi que ses enfants. (Une statue de cette scène est restée célèbre.) Les bois nerveux s’agitent dans les aigus en staccato et l’orchestre se fait illustratif : le serpent, le « peuple indécis et flottant »… On y pressent déjà le caractère d’Enée, pieux, voire superstitieux.
Groupe du Laocoon, œuvre des Rhodiens Agésandre, Athénodore et Polydore, IIe ou ier siècle av. J.-C., musée Pio-Clementino, Vatican
Tout le monde est atterré… et cela s’exprime dans une « scène de stupéfaction » telle qu’on en trouve souvent à l’opéra. C’est un arrêt sur image où la musique prend la parole dans un étonnant « Ottetto » (huit solistes) avec double chœur : « Châtiment effroyable ». Cassandre, consternée, prend en pitié leur aveuglement.
La conclusion s’impose d’elle-même, il ne faut pas contrarier les Dieux plus longtemps : hâtons-nous de faire entrer le cheval dans la cité. Le cortège s’éloigne.
Cassandre, restée seule sur scène, hurle. Rien n’y fait.
Elle exprime son désespoir dans un air tendu, haletant, plein de frissonnements de terreur… mais déjà la Marche Troyenne retentit. Le cheval arrive, et c’est par les yeux de Cassandre que nous le verrons pénétrer dans la ville. Cette fois-ci, la marche se fait flamboyante. C’est le « final monstre » de l’acte I (comme le disait Berlioz).
Berlioz était très préoccupé par l’effet de ce final : Cassandre, seule sur scène, doit voir entrer, passer et disparaître le cortège. Berlioz a donc procédé à un de ces effets de spatialisation dont il avait le secret : 4 petits orchestres situés à diverses distances des spectateurs doivent donner effet d’entrée et sortie d’un cortège qui n’est jamais visible que partiellement. L'espace d'un instant, chœur et orchestre sont brutalement interrompus : un bruit de métal (d’armes qui s’entrechoquent ?) semble avoir résonné à l’intérieur du cheval. Cassandre frémit… Il y aurait-il un espoir ? Mais non, pour les Troyens, c’est un présage heureux, et la musique reprend de plus belle.
Cassandre n’a plus qu’à se résigner à mourir sous les débris de Troie.
Acte II
Premier tableau
Nous sommes dans un appartement du palais d’Enée où dort notre héros. Bruit d’armes au loin.
Apparaît alors, lent et solennel, le fantôme du prince Hector qui éveille Enée en sursaut : Troie est perdue. Les Grecs cachés dans le cheval ont ouvert les portes de la ville à l’armée grecque qui est en train de tout brûler et saccager. Les Dieux assignent une mission à Enée : il doit sauver les Pénates (Dieux du Foyer) et tous les Troyens qu’il peut, et les emmener en Italie, où il fondera un Empire puissant et dominateur du Monde, et où il trouvera une mort glorieuse sur le champ de bataille.
Anne-Louis Girodet-Trioson, Hector apparaissant à Enée
Alors que le fantôme disparaît, l’ami d’Enée, Panthée, fait irruption, tout ensanglanté et le tient au courant de la situation catastrophique, suivi d’Ascagne, qui fait le même constat. Mais Enée tient encore à tenter un effort désespéré : il faut absolument tenir la Citadelle de Troie, où est gardé le trésor de Priam. Prenant son fils par la main, il s’élance. (L’histoire de Virgile raconte également qu’il aurait perdu sa femme au passage, et qu’il aurait sauvé son père en le portant sur ses épaules, mais Berlioz n’a pas retenu cet épisode.)
Deuxième tableau
Nous sommes à l’intérieur du Palais de Priam, où se sont réfugiées les Troyennes.
Précisions de Berlioz (à l’attention du metteur en scène…..) : « Dans le fond, une galerie à colonnade dont le parapet peu élevé donne sur une place située à une assez grande profondeur. Entre les colonnades on aperçoit au loin le mont Ida. »
Les femmes prient la puissante déesse troyenne Cybèle de les protéger… Cassandre fait irruption parmi elles. Le peuple troyen est appelé à survivre, leur annonce-t-elle. Enée et ses Troyens ont réussi à récupérer le trésor de Priam et à sauver les personnes enfermées dans la Citadelle. (Toute cette histoire n’est pas dans l’Eneide, c’est une pure invention de Berlioz pour des raisons dramatiques.) Cassandre annonce, dans un récitatif très grandiloquent, la construction d’une nouvelle Troie, en Italie.
Par contre, elles, femmes troyennes, n’ont d’autre espoir que celui de tomber aux mains des Grecs et devenir leurs esclaves… ou de mourir, ce qui est une solution bien plus enviable.
C’est donc là que commence l’exhortation au suicide collectif imaginé par Berlioz à partir d’une phrase de la femme d’Enée, heureuse d’avoir trouvé la mort pour n’être pas emmenée captive par les Grecs. C’est le grand final de l’acte II, qui clôt la première partie des Troyens.
C’est un grand chœur de femmes, mené par la voix entraînante de la mezzo-soprano. Les Troyennes, entraînées par Cassandre et s’accompagnant à la lyre, entonnent alors un hymne héroïque et grandiose dont l’enthousiasme est brisé par quelques récalcitrantes qui, ma foi, préfèreraient être captives et vivantes, que libres et mortes.
Cassandre n’a que mépris pour elles. Ces femmes soumises ne sont pas dignes de son intérêt, qu’elles fuient loin de sa vue… et le chœur enthousiaste reprend de plus belle, suscitant même l’admiration des soldats grecs qui viennent d’arriver et ne savent comment se comporter devant ces femmes prêtes à mourir plutôt que de leur appartenir, et devant cette belle vierge « chantant la mort ». Le dernier cri de Cassandre, repris par toutes les Troyennes sera « Italie » ! Car là se tient le destin de leurs frères et de leur fils.
Les Troyens à Carthage
Personnages :
Didon, reine de Carthage, veuve de Sichée prince de Tyr – mezzo-soprano
Enée, héros troyen – ténor
Anna, sœur de Didon – contralto
Ascagne, fils d’Enée – soprano
Narbal, ministre de Didon – basse
Iopas, poète tyrien de la cour de Didon – ténor
Acte III
Portrait d'Elissa - Détail, P.N. Gueri, Énée et Didon, Musée du Louvre
Nous sommes dans le Palais de la reine Didon à Carthage, en Afrique du Nord, dans l’actuelle Tunisie.
Elissa (Didon) est une princesse phénicienne, fille du roi de Tyr (dans l’actuel Liban). Elle a eu pour époux Sychée. Mais ce mari qu’elle adorait a été tué par le frère de Didon qui convoitait le trône. Didon a été obligée de fuir Tyr avec sa sœur Anne et une suite nombreuse et a fini par s’installer sur la côte nord de l’Afrique où elle a fondé une ville qu’elle a nommé Carthage (ce qui veut dire « nouvelle ville » ou « nouvelle Tyr ».). Cela ne vous rappelle-t-il pas la mission de quelqu’un d’autre ?
William Turner, Didon construisant Carthage ou l'ascension de l'Empire carthaginois, 1815
Sept ans ont passé et Carthage est déjà florissante. La journée est belle, le peuple est heureux et adore sa Reine, qui est belle et sage. Il la célèbre dans un grand hymne, le « God save the Queen » des Carthaginois, disait Berlioz.
Didon fait son entrée dans un récitatif à la fois noble et tendre. Nous la sentons proche de ses sujets. Elle est fière d’eux. Son air "Chers Tyriens" allie noblesse de ton et grâce séduisante. Elle sait charmer ses sujets par une de ces grandes mélodies vocales que l’on retrouve beaucoup dans Les Troyens et qui demandent aux chanteurs de conduire le phrasé sans faiblir sur de nombreuses mesures. Elle réveille également leur combativité : maintenant qu’ils ont construit une cité, il va falloir la défendre : Iarbas, le roi local, convoite la main et le trône de Didon. Pas question de lui céder : "Grands dans la paix, devenez dans la guerre, un peuple de héros !", s’exclame-t-elle. » Le choeur témoigne son enthousiasme en répétant l’hymne à Didon une tierce plus haut et dans un mouvement plus rapide.
En cette belle journée où l’on célèbre la fondation de Carthage, il s’agit de rendre hommage à ceux qui ont contribué à sa prospérité : les constructeurs, les matelots, les laboureurs, autant de cortèges qui pourront se livrer à des ballets variés. N’oublions pas que Berlioz avait prévu à l’origine de monter son ouvrage à l’opéra de Paris où le ballet au milieu de l’œuvre est obligatoire.
Après un ultime retour du chœur « Gloire à Didon », nous retrouvons une ambiance intimiste avec un très beau duo entre Didon et sa sœur Anna. Cette scène qui a été placée ici par Berlioz pour expliquer la passion soudaine qui s’emparera ensuite de Didon à la seule vue d’Enée. La beauté de ces deux voix féminines graves qui se mêlent est stupéfiante.
Anna interroge sa sœur de manière un peu taquine : « Allons, tu es jeune et belle, quand penses-tu trouver un nouvel amant ? » dit-elle en substance. « Jamais ! Je resterai éternellement fidèle à mon mari défunt », répond Didon. « Pff, je n’en crois pas un mot », réplique sa sœur en riant sous cape (avec l’orchestre.) Didon doute, on la sent triste et inquiète. Anna enchaîne avec un argument décisif : elle ne peut gouverner seule une aussi grande cité : « Carthage veut un roi ! ». Didon en reste toute songeuse… Peut-être que feu son époux serait prêt à pardonner une telle trahison. Elle se sent troublée malgré elle.
Le final de l’acte III commence avec l’arrivée du poète Iopas : on vient de lui signaler qu’une flotte inconnue venait de se réfugier dans un des ports de Carthage pour fuir la tempête. On l'a compris, c’est la flotte d’Enée. En fait, cela fait des années que les Troyens errent en quête de leur terre promise (chez Virgile, les Dieux ne sont pas très précis quant à l’emplacement de la « nouvelle Troie). En plus, ils sont poursuivis par la haine de ceux parmi les Dieux qui soutenaient les Grecs dans L’Iliade, et notamment Héra. Donc, la croisière en Méditerranée est loin d'avoir été paisible et après bien des déboires, ils finissent par échouer sur les rives d’Afrique près de Carthage. Or, Didon et Carthage sont aussi sous la protection d’Héra. Enée est donc en danger. Voyant cela, Vénus, la mère d’Enée, va avoir l’idée de protéger son fils, en faisant naître l’amour dans le cœur de Didon : si elle l’aime, elle ne pourra pas lui nuire, n’est-ce pas ? Voilà pour la petite histoire virgilienne, dont on ne parle pas chez Berlioz.
A l’annonce de Iopas, Didon se sent toute émue. Elle sait ce que c’est que d’errer sur les mers et l’exprime dans un air très émouvant.
« Hier j’achevais un air de Didon » nous dit Berlioz. « Qui n’est que la paraphrase du fameux vers « Connaissant le malheur, j’apprends à secourir les malheureux. » Après l’avoir chanté une fois, j’ai eu la naïveté de dire tout haut : « C’est cela, n’est-ce-pas, cher Maître ? Comme si Virgile eût été là. »
Nous retrouvons la Marche Troyenne qui annonce l’arrivée du messager des Troyens, Ascagne, le fils d’Enée (Enée est bien au milieu de l’assistance, mais sous un déguisement (dans L'Enéide, il est caché par une nuée envoyée par mère.) Le garçon présente à la Reine des preuves de leur identité : des trésors troyens. Il fanfaronne aussi un peu en se disant le fils du célèbre Enée.
Tout à coup surgit le ministre Narbal, qui entre sans pouvoir prononcer un mot. C’est l’orchestre qui exprime sa panique : Iarbas, celui qui convoitait la main de Didon, a pris les armes contre Carthage et ils n’ont pas de quoi se défendre. C’est alors qu’Enée fait une entrée triomphale, fortissimo, se déclarant prêt à combattre aux côtés des Troyens. Didon répond sur le même ton. Elle a intuitivement et immédiatement reconnu celui qui devait devenir le second grand amour de sa vie. « Qu’il est fier », murmure-t-elle à sa sœur, « et qu’il a sur son front de grâce et de noblesse ! »… Tout est dit.
Enée incite alors Troyens et Tyriens au combat dans un ensemble plein de feu et d’éclat.
Il confie à Didon la garde d’Ascagne (au grand désespoir de ce dernier qui voudrait bien participer au combat…), par des paroles tirées du dernier livre de L’Eneide. C’est un arioso dont l’écriture verticale est presque religieuse comme un choral. Puis, il reprend son chant guerrier, accompagné par les chœurs, avec un orchestre encore plus puissant.
Acte IV
Les Carthaginois alliés aux valeureux Troyens n’ont eu bien entendu aucun mal à vaincre les troupes d’Iarbas. Enée et ses Troyens sont restés à Carthage, officiellement pour reprendre des forces. Mais Enée semble de moins en moins motivé à quitter la ville, et sa belle reine… de même que plusieurs Troyens qui ont eux aussi trouvé des Carthaginoises à leur goût. La vie royale se passe donc en chasses et festins, à tel point que Didon en oublie de superviser la construction de sa nouvelle ville. Mais Enée et Didon ne sont pas encore amants. Il faudra des circonstances particulières pour les faire céder à la tentation, pourquoi pas… une chasse et un orage, deux des sujets favoris des compositeurs d’opéra, réunis en un seul morceau.
Premier tableau : chasse royale et orage, pantomime.
Depuis la naissance de l’opéra, chasse et orage ont fourni à nombre de compositeurs l’occasion d’écrire des morceaux de caractère. Berlioz ne s’en prive pas. D'ailleurs, à partir des actes IV et V, le langage orchestral devient de plus en plus concentré et saisissant.
Pas de duo cette fois-ci. C’est une symphonie qui va retracer les circonstances extérieures qui ont favorisé l’union charnelle de nos amoureux, sous l’abri de la tempête. Berlioz utilise une fois encore la stéréophonie, avec des dialogues entre l’orchestre et les instruments hors scène.
Didon et Enée sont à la chasse, nymphes et satyres gambadent en portant des torches enflammées et criant : « Italie, Italie ». Mais l’orage s’approche, Didon et Enée se trouvent par hasard dans une grotte pour s’abriter, et voilà, Cupidon triomphe.
Deuxième tableau
Le soleil se couche sur les jardins de Didon bordant la Méditerranée. Narbal est inquiet : Didon dédaigne son peuple au profit d’une vie de plaisir avec le Troyen. Anna tente de le réconforter dans une charmante cavatine : Amour commande, et après tout, Enée, ferait un bon roi pour Carthage. Mais Narbal sait que le destin d’Enée l’appelle ailleurs…
Mais trêve de discussions, la Reine arrive pour une nouvelle veillée sous les étoiles. Le « chant national » résonne doucement. Elle s’installe, Enée à ses côtés, et ils assistent ensemble à un gracieux ballet d’esclaves diverses d’ambiance orientale. Suit ensuite un chant du poète tyrien Iopas « O Blonde Cérès », un air pour ténor doux et léger, au coloris ostensiblement antique. Nous avons l’impression d’entendre une musique venue de temps immémoriaux.
Le récitatif qui suit est crucial : il correspond aux récits que fait Enée chez Virgile de la chute de Troie. Ici, Enée, intéressé, ne manque pas d'insister sur le fait qu’Andromaque n’est pas restée fidèle à la mémoire de feu son époux Hector et a finalement cédé à la pression amoureuse de son amoureux Pyrrhus (qui n'est rien moins que le fils d'Achille... relisez Racine). « Tout conspire à vaincre mes remords et mon cœur est absous », murmure Didon… Et là, Ascagne, qui prend la place de Cupidon chez Virgile, fait doucement glisser et disparaître l’anneau nuptial que Didon gardait précieusement. Tout le monde se prend à rêver sous la nuit chaude de Carthage dans un septuor hors du temps…
Pierre Narcisse Guérin, Énée racontant à Didon les malheurs de la ville de Troie. Huile sur toile, 1815
Puis chacun se retire, sauf évidemment nos deux amants qui restent pour l’inévitable duo d’amour : la magie a opéré. Ils sont déjà amants me direz-vous, oui, mais s’ils avaient cédé à la passion pendant l’orage, cette fois-ci ils agissent en pleine conscience, se testent mutuellement, confirment leurs sentiments, vérifient que ce n’était pas une simple impulsion sexuelle… bref c’est un vrai duo d’amour, et c’est d’ailleurs par cette pièce musicale que Berlioz a commencé la composition de ses Troyens, dès 1856. Comment un compositeur aussi passionné pouvait-il résister à l’attrait d’un beau duo d’amour ?
Les paroles de ce duo sont empruntées au dernier acte du Marchand de Venise de Shakespeare et « virgilianisées ». Le morceau prend la forme d’un rondeau avec couplets et refrain. Le refrain « nuit d’ivresse » est chanté par les deux voix qui se croisent avec volupté. Il alterne avec les dialogues empruntés à Shakespeare. A chaque retour du refrain, l’instrumentation est encore enrichie. Finalement, la voix du ténor monte (gracieusement, autant que possible) au do bémol avec crescendo (crier ce passage serait une hérésie, mais selon le chanteur choisi ce n’est pas toujours facile). Suit une coda « Souriez à l’amour » avec croisements sensuels des voix.
Le duo révèle une certaine retenue de Didon, dont le ton est faussement détaché. Elle évoque de grands amoureux célèbres, à mots couverts. Mais ils ne sont pas au même stade de leur vie. Didon a déjà accompli son destin : elle a fondé une ville destinée à devenir grande et puissante. Enée ne pourra réaliser son propre destin s’il reste avec elle. C’est tout le sens de l’apparition de Mercure à la fin de ce duo. Son cri trois fois répété « Italie, Italie, Italie », déjà entendu pendant la chasse royale, est à destination des spectateurs mais aussi de l’inconscient du malheureux Enée, qui sait bien, au fond de lui, que sa relation avec la belle Didon est destinée à l’échec.
Voici deux très belles version de ce duo d'amour :
Acte V
Premier Tableau
Le rideau se lève sur la chanson nostalgique d’un jeune matelot troyen, Hylas. Berlioz pensait à son fils, marin, en écrivant cet air.
Après un bref chœur des Troyens pressés de rejoindre l’Italie promise, suit un duo comique, dans un style familier d’inspiration shakespearienne : deux soldats troyens qui ne comprennent pas pourquoi ils ne pourraient pas rester à Carthage : les femmes y sont gentilles et dociles !
Mais trêve de plaisanteries, Enée arrive et le ton sérieux est de retour, pour de bon, avec un grand air qui est peut-être un des plus émouvants de la partition. Enée doit partir, il le sait, les Dieux ne cessent de le lui rappeler, et pourtant, il aimerait tant rester dans les bras d’une femme à laquelle il sait qu’il fera une peine immense. Son grand air commence par un récitatif accompagné illustrant sa panique : les instruments résonnent en écho et semblent redire après lui ses paroles. L’ensemble, d’une grande vérité dramatique, donne l’impression d’une agitation d’idées lancinantes qui résonnent à l’infini dans la tête d’Enée, s’amplifiant et l’obsédant.
L’air en lui-même est en deux parties et reprend cette idée d’écho illustrant le désarroi d’Enée. D'abord un andante « Ah quand viendra l’instant », où la voix est soutenue par deux cors solistes qui lui répondent, puis un allegro agitato « en un dernier naufrage » d’un élan irrésistible.
Bryan Hymel le chante très bien :
Voici une autre version, époustouflante, par Placido Domingo. Cet extrait s'enchaîne jusqu'à la fin de l'opéra et la mort de Didon interprétée par Tatiana Troyanos.
Enée s’apprête à courir faire ses adieux à Didon quand il est arrêté par l’effroyable apparition de plusieurs spectres. Cette fois–ci, tout le monde est venu : Priam, Hector, Chorèbe, Cassandre. Comme beaucoup de fantômes lyriques, ils chantent sotto voce sur une seule note. L’ordre est inexorable, plus de temps à perdre. Le message est passé. il doit partir sur le champ. Enée fait éveiller en hâte tous les Troyens endormi (le jour n’est pas levé), et la flotte se prépare à partir précipitamment sur le cri désormais également répété par Enée : « Italie ! ».
Alors qu’il veut monter à bord, il est interpelé par Didon qui a été prévenue. Folle de rage, elle le maudit après un cours duo nerveux et désespéré. Enée se précipite sur son bateau sans se retourner.
Deuxième tableau
Le grand monologue et la mort Didon est un des passages les plus bouleversants de l’Enéide. Berlioz en pleurait en faisant son thème étant enfant. Il s’agissait pour lui, devenu adulte, de proposer une adaptation musicale digne de son modèle littéraire et de cette émotion d’enfant. «J’ai passé ma vie avec ce peuple de demi-dieux ; je me figure qu’ils m’ont connu tant je les connais. » Et il sera d’ailleurs assez satisfait du résultat : « Je suis plus content de ce que viens d’écrire que de tout ce que j’ai fait auparavant. Je crois que ces terribles scènes du cinquième acte seront en musique d’une vérité déchirante. », écrit-il à la Comtesse de Sayn-Wittgenstein.
La scène commence par un récitatif énergique, en présence d’Anna, où Didon exprime des sentiments contraires : immense colère, rage, abattement, agitation, le tout ponctué par un motif musical unificateur.
La Reine outragée ordonne d’abord de poursuivre les fugitifs, sa voix monte dans l’extrême de sa tessiture, avant de comprendre avec abattement que cette rage est vaine. Dans un nouvel éclat, elle trouve de nouvelles imprécations, s’accusant elle-même d’un excès de bienveillance envers Les Troyens et regrettant de ne pas avoir servi à Enée « les membres de son fils en un hideux festin » au lieu de l'accueillir si gentiment. Elle invoque enfin les puissances infernales… avant de devenir soudainement calme et d'une inquiétante solennité. .
Suit un grand monologue commençant par une pantomime décrite par Virgile et que Berlioz tenait à ce que l’on respecte : « Didon parcourt la scène en s’arrachant les cheveux, se frappant la poitrine, poussant des cris inarticulés». Didon ne chante pas, c’est l’orchestre qui hurle son désespoir et ses cris ne sont que l’écho et la conclusion d’un désespoir symphonique. A l’issue de ce dernier éclat elle oublie sa rage et se résigne à l’inévitable :
« Didon n’attend plus rien que de la mort ».
Air « Adieu fière cité »
Suit un splendide air qui couronne toute cette scène : accompagnée par les altos et les cors, Didon fait ses adieux à Carthage, à sa sœur, à son peuple, et à l’amour, symbolisé par le grand thème du duo d’amour qui s’insère comme par miracle dans la trame de l’air. L’orchestre conclut comme une flamme qui s’éteint.
Autre interprétation, par Joyce Di Donato :
Et enfin, par Régine Crespin, choisissez la version que vous préférez :
Troisième tableau
Dans l'espoir d'apaiser la douleur de la reine, une cérémonie funèbre en l’honneur des Dieux infernaux, les "Dieux de l'oubli" Dieux de l’Erèbe et du Ténare, est organisée. C’est une sombre marche religieuse, suivie d’une très impressionnante imprécation de Narbal et d’Anna contre Enée : s'il devait aborder en Italie, qu’il y trouve une mort obscure… (rappelez-vous, les Dieux ont promis à Enée une mort glorieuse sur le champs de bataille.)
Didon a fait dresser un grand bûcher sur lequel elle ordonne que l’on jette tous les biens ayant appartenu à Enée, et tous les cadeaux qu'ils ont pu se faire réciproquement : armes, meubles et même leur lit. Ce qu’Anna et le peuple n’avaient pas prévu, c’est que Didon elle-même se sacrifierait sur ce bûcher.
Sebastien Bourdon (1616-1671) La mort de Didon (1640) Musée de l’Ermitage
A l’approche de la mort, le voile du futur le lève et Didon a un aperçu de la grande cité que deviendra Carthage et de celui qui sera appelé à la venger d’Enée : Hannibal, futur ennemi féroce de Rome. C’est sur cette vision qu’elle se frappe mortellement sous les yeux horrifiés de l’assistance… Ses lamentations sont bouleversantes.
Mourante, elle voit alors un autre aspect du futur : sa chère Carthage est également appelée à périr sous les coups de l’Empire romain. Ses derniers mots seront : « Rome immortelle » alors qu’au loin, le public et les Carthaginois voient s’élever le Capitole devant lequel défilent les légions romaines accompagnées de l’Empereur, entouré d’une cour de poètes et d’artistes, au son de la Marche Troyenne, devenue le chant de triomphe des Romains. (C’est ce qu’indique Berlioz dans ses didascalies.)
Le peuple carthaginois, fou de rage et de douleur, appelle alors à une guerre féroce sanglante et éternelle entre les fils de Carthage et les fils de Rome, une guerre si cruelle qu’elle doive à jamais épouvanter le monde. Le rideau tombe sur cette évocation des futures guerres puniques, alors que la Marche troyenne est clamée triomphalement à l’orchestre.
Berlioz avait à l’origine prévu un épilogue à ce final, lui donnant une tonalité moins grandiose, mais également très émouvantz, en terminant sur ces mots en latin :
Imperatorio Augusto et divo Virgiio Gloria, Gloria !
Fuit Troja,
Stat Roma !
Pour finir sur une note moins triste, sachez qu'Enée, avant d'arriver en Italie, rendra visite à son père aux Enfers. Il y rencontrera au passage Didon qui ne le reconnaîtra même pas : elle a retrouvé avec la mort la sérénité et son cher époux Sichée qu'elle aimait si passionnément.
Julia LE BRUN
Et maintenant : Testez vos connaissances avec notre Quizz Les Troyens
Discographie :
CD:
Les Troyens – Sir Colin Davis – LSO – Heppner, DeYoung, Lang
Les Troyens – Sir Colin Davis – Vickers, Veasy, Lindholm, Covent Garden
Les Troyens - John Nelson - Spyres, Di Donato, Lemieux - Orchestre Philharmonique de Strasbourg.
DVD :
Les Troyens - Royal Opera House - Eva-Maria Westbroek, Anna Caterina Antonacci, Bryan Hymel, Dir. Antonio Pappano, Mise en scène : David McVicar
Les Troyens – Metropolitan Opera – Domingo, Troyanos, Norman, dir. J. Levine
Les Troyens – Théâtre du Châtelet – Graham, Antonacci, Kunde, Tézier, dir. Sir J.E. Gardiner
Bibliographie :
Les Troyens, Avant-scène Opéra
Hector Berlioz, Mémoires
Berlioz, David Cairns
Hector Berlioz, Claude Dufresne, Editions Tallandier
Les Troyens d'Hector Berlioz ou la Tragédie de l'Absence, Dominique Catteau, Société des écrivains
Et n’oubliez pas non plus de jeter un oeil à mon livre :
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