Le Voyage Lyrique - Découverte de l'opéra

Le Voyage Lyrique - Découverte de  l'opéra

Don Carlos, Grand Opéra de Verdi

Un jeune prince amoureux qui se fait voler sa fiancée par son père, un jeune et valeureux soldat engagé pour la paix et la liberté, un vieux et sombre monarque croulant sous le poids des responsabilités, un cloître sombre, une cour royale étouffant sous l'étiquette, un vieil Inquisiteur cruel et aveugle, une belle intrigante jalouse, des masses populaires festoyant pendant un autodafé, sans oublier le fantôme d'un grand Empereur... cela vous semble peut-être impossible, mais Verdi a réussi à réunir tout cela dans Don Carlos, sombre drame espagnol qui est à la fois une histoire d'amour, de haine, de jalousie, d'amitié, de politique, et de religion. Don Carlos, c'est un peu Michel Zevaco ou Alexandre Dumas à l'opéra, avec en plus, une musique sublime requérant un orchestre et des chanteurs d'exception. 

A l'automne 2017, l'Opéra de Paris nous a offert une production événement de cette oeuvre dans la version française originale si rarement jouée sur les scènes françaises et internationales. La version italienne, plus connue, n'est qu'une traduction : ce sont les sonorités de la langue française que cet Italien avait en tête quand il imagina la musique de ce Grand Opéra conçu pour "la grande boutique" qu'était l'Opéra de Paris en 1867. Quel bonheur donc de redécouvrir la langue de Molière associée à la merveilleuse musique verdienne, et ce dans une version d'origine en cinq actes, sans les coupures opérées par Verdi (et autres), avec notamment la très émouvante lamentation sur la mort de Rodrigue, supprimée à l'époque pour cause d'insuffisance du ténor principal !

Je vous propose une découverte détaillée de ce Don Carlos, un des plus grands chefs-d'oeuvres de l'histoire de l'opéra. 

Giuseppe Verdi et Don Carlos, Grand opéra français

Don Carlos entre vérité et fiction – Quelques informations historiques

Au fil de l'oeuvre - analyse musicale

 

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Giuseppe Verdi (1813-1901)

Quelques mots sur Verdi pour commencer : Giuseppe Verdi est un des compositeurs les plus emblématiques de l’opéra du XIXème siècle. Il domine totalement cette forme d’expression musicale, à la fois par le pouvoir mélodique de sa musique, sa richesse orchestrale et la profondeur psychologique de ses personnages.

 

 

La musique de Verdi c’est :

- La maîtrise de la mélodie et du Bel Canto

- Un développement nouveau de l’orchestre (tout en prenant garde à ne pas se laisser influencer par ses deux principaux rivaux : Gounod et Wagner).

- Une capacité à choisir ses livrets pour leur puissance dramatique et leur passion.

Verdi favorise l’expression de l’émotion et du drame et accorde beaucoup d’attention au choix des sujets. Il s’inspire souvent de grandes œuvres dramatiques : Shakespeare, Victor Hugo, Schiller…

- Il s’intéresse à l’âme humaine et propose des personnages moins stéréotypés et plus complexes psychologiquement.

- Vocalement, il a des exigences nouvelles vis à vis de ses chanteurs. Il réclame un engagement total. Il a également donné leur place aux barytons dont il apprécie la voix souple et étendue. (Rigoletto, Macbeth, Simone Boccanegra…). C’est la naissance du baryton verdien.

Verdi cherche à créer des choses nouvelles, avec des situations dramatiques fortes et uniques.

C’est aussi un businessman qui veut avant tout plaire à son public.

Ses thèmes sont souvent populaires et contemporains (ex : La Traviata). Il choisit volontiers comme héros des personnages isolés, des parias (Violetta dans La Traviata, Rigoletto, Otello). Il n’utilise des thèmes antiques que s’ils donnent l’occasion de mettre en scène des situations exceptionnelles et d’exprimer des sentiments universels (Nabucco, Aïda).

 

Très engagé politiquement, Verdi était l’idole des patriotes italiens en pleine création de la Nation italienne, contre l’Empire autrichien. Il était considéré par tous comme l’honneur de l’Italie. En 1859, le slogan VIVA VERDI était utilisé comme acronyme pour « Vittore Emmanuelle Re d’Italia ». Dans la première partie de son œuvre, il a en effet beaucoup utilisé le thème patriotique : il plaisait au public et entrait en plus dans ses convictions. Le grand chœur « Va pensiero » des esclaves hébreux (Nabucco) parlait aux Italiens sans patrie. La bataille de Legnano (1849) ayant pour thème la guerre des Italiens lombards contre l’Empereur germanique Barberousse, a eu également un fort impact.

Après l’unification de l’Italie en 1861, beaucoup des opéras de Verdi ont été réinterprétés comme étant des œuvres du Risorgimento, quand les messages révolutionnaires n’avaient peut-être pas toujours été voulus par Verdi. En 1861, il est élu à la Chambre des Députés, sur la demande de son ami le premier ministre Cavour. Mais il démissionne en 1865 pour se consacrer uniquement à la musique. Dans la deuxième partie de sa vie, Verdi abandonne dans ses oeuvres les grands mouvements de foules pour s’intéresser plus à la psychologie des personnages et aux drames individuels.

 

De Don Carlos à Don Carlo 

Ce « Grand Opéra » de Verdi a été composé en français sur une commande de l’Opéra de Paris, dans le cadre des cérémonies de l’exposition universelle de 1867, sous Napoléon III. Il était alors déjà un compositeur très admiré, auteur d’œuvres à succès comme Macbeth en 1847, La Traviata en 1853, La Force du Destin en 1862…

En 1865, Verdi revient à Paris pour des reprises de Macbeth et de son premier Grand oOpéra français, Les Vêpres Siciliennes, mais les deux affaires ne se présentent pas bien, et Verdi hésite à écrire un nouvel opéra pour ce qu’il appelle avec un peu de mépris, la « grande boutique ». Ses premières expériences avec l'Opéra n'avaient en effet pas été très concluantes. Mais le directeur de l'Opéra a besoin de quelque chose de grandiose pour l'exposition universelle et Meyerbeer, le spécialiste du genre, est mort en 1864. Verdi relève finalement le défi et accepte le projet de livret de Don Carlos qu’on lui propose, après avoir rejeté Judith et Cléopâtre. C’est un livret de Camille du Locle (gendre du directeur de l’opéra) et Joseph Mery (écrivain), inspiré de la pièce de Schiller publiée en 1799.

Verdi, toujours très exigent à ce sujet, suivra de très près l’élaboration définitive du livret, demandant souvent à ses librettistes de reprendre des passages quitte à mettre lui-même la main à la pâte. Par contre, comme cela avait été le cas pour Les Vêpres siciliennes, les répétitions interminables l'ennuient (de septembre 1866 à mars 1867). 

L’accueil sera plutôt mitigé, pour des raisons diverses, notamment du fait de l’extrême longueur de l’opéra (malgré les coupures opérées avant et après la première) et de la qualité médiocre de l’interprétation. Mais c'est également la musique qui surprend : la richesse de son orchestration, l'utilisation nouvelle des cuivres, feront accuser Verdi de « wagnérisme », l'insulte suprême dans la France de l'époque, qui connaissait alors très mal Wagner, mais s'était fait un opinion bien tranchée. Un critique dira par exemple qu'« un vent fatal venu du nord a flétri ces belles fleurs italiennes ». Verdi lui-même à cette époque ne connaît de Wagner que l’ouverture de Tannhaüser qu’il n’a pas aimé. Il ne s’y intéressera qu'à partir de 1869-70. Pour Don Carlos, il était plutôt inspiré par le grand opéra français et Meyerbeer. Toutefois, Théophile Gautier parlera d’« un déploiement extraordinaire de moyens harmoniques, de sonorités recherchées et de formes mélodiques nouvelles ». Berlioz appréciera également (ce qui est assez rare de sa part.)

Après 8 mois et 43 représentations (ce qui n’est pas si mal !), Don Carlos disparaît du répertoire de l’Opéra. En parallèle, l’œuvre connaît un réel succès à Bologne en 1867 et triomphe surtout en Italie, avant de tomber dans l’oubli, pour plusieurs raisons :

- Ecrasé par le succès des oeuvres suivantes, Don Carlos sera rapidement considéré uniquement comme un banc d’essai à Aïda et Otello

- La lourde charge qu'il contient contre l’Eglise et l’Inquisition entrave la diffusion de l’opéra notamment à Rome, de même que la diffusion d’idées libérales, notamment par la bouche du personnage de Posa :« Donnez à vos enfants la Liberté ».

 

Les différentes versions :

L’oeuvre originelle de Verdi est relativement longue (5 actes) et pour cette raison, a subi beaucoup de remaniements, supervisés ou non par l’auteur.

- Version en français en 5 actes - création le 11 mars 1967 : l’œuvre avait déjà subi pendant les premières répétitions des coupures importantes et des modifications, en fonction des desiderata et des faiblesses des chanteurs, également des critiques et jugements anticipés que tout le monde se permettait de faire, au grand dam du compositeur.

- Version en italien en 4 actes : Lors de sa création dans d’autres salles européennes, l’œuvre est soumise à des coupures plus ou moins absurdes, à tel point qu’en 1882, Verdi décide de reprendre tout Carlo pour le raccourcir. Il supprime des morceaux entiers, notamment tout le premier acte dont il ne conserve que la romance de Carlos, intégrée à l’ancien 2ème acte. Verdi en profite pour recomposer certaines parties. Il travaille sur cette version traduite en italien pendant plus d’un an, mais il n’a jamais renié la version antérieure française en 5 actes.

 

Différentes versions circulent aujourd’hui avec des variantes : il n’y a pas de version définitive.

- Don Carlos, la version en français en 5 actes, généralement sans le grand ballet, et avec les première coupures opérées par Verdi (choeur d'entrée des bûcherons à l'acte I, choeur final...)

- Don Carlo , la version en italien en 4 actes créée à Milan en 1884. 

- Il y a aussi une version italienne en 5 actes, créée à Modène en 1886.

 

Le Grand Opéra français, Verdi et son livret

Don Carlos est peut-être la plus ambitieuse des œuvres de Verdi. Il veut triompher à Paris, créer un drame fort avec tous les moyens mis à sa disposition par la « grande boutique ». Il crée une œuvre ayant les caractéristiques du Grand Opéra, un genre unique dans le théâtre du XIXème siècle de par son envergure. : 5 actes, utilisation massive des chœurs et de l’orchestre, ballet obligatoire au 3ème acte, faste visuel…

Verdi est familier des pièces du dramaturge allemand Schiller. Trois partitions du début de sa carrière étaient déjà basées sur ses œuvres : Giovanna d’Arco, I Masnadieri (Les Brigand), Luisa Miller (Cabale et Amour). Le livret de Don Carlos est directement inspiré du drame en allemand de Schiller, lui-même s’inspirant de sources plus anciennes, comme L’Histoire de Don Carlos par l’abbé de Saint-Réal (1691), qui s’inspirait déjà d’une pièce de Diego Jimenez de Enciso « El Principe don Carlos ». D’autres ajouts se sont inspirés d’autres pièces écrites sur le même sujet : Philippe II de Chénier et Cormon, Elisabeth de France, de Soumet (1828)…

 


 

Pour le compositeur, Don Carlos représente un challenge. Le livret, très complexe, aborde des sujets très divers, une multitude de conflits publics et privés s’ajoutent ou s’opposent. Verdi est conscient du fait que « dans ce drame, éblouissant par sa noble structure et son non moins noble concept, tout est faux. Posa n’aurait jamais pu exister sous le règne de Philippe II, et Philippe II n’était pas si tendre (…) Enfin, dans ce drame, il n’y a rien d’historique (…) Alors une invention de plus ou de moins, ça ne gâte rien ! ».

Mais le livret l’a intéressé car il lui donnait l’occasion de réaliser un drame très vaste par ses proportions, le nombre de personnages principaux et propose un mélange complexe de passions politiques et privées. Il peut ainsi dépeindre toute une palette de sentiments et passions humaines, tout en mettant également en scène des enjeux politiques et religieux avec effets scéniques spectaculaires. Pour Verdi, ce qui est vraiment au cœur de l’intrigue, ce sont les conflits purement politiques, entre pouvoir civil et pouvoir religieux, entre pouvoir absolu et aspirations libérales. Ce drame lui permet également d’illustrer les chocs et contrastes existant entre le monde des événements publics et celui du privé.

 

La musique de Don Carlos 

Musicalement, Don Carlos est une œuvre charnière qui ouvre une nouvelle période dans la production verdienne, une période de maturité. Cette évolution est dans la lignée de ses œuvres précédentes : Nabucco, Macbeth, La Traviata, Rigoletto, Le Trouvère, La Force du Destin, Simone Boccanegra. Suivront ensuite trois derniers chefs-d’œuvres : Aïda, Otello et Falstaff.

- Suppression totale des récitatifs, déjà nette dans Rigoletto.

- Flot de musique continue : pas de coupure franche entre les morceaux.

- Vocalement, on observe un certain détachement de la tradition belcantiste déjà en germe dans les opéras précédents : abandon des fioritures et de la virtuosité. La difficulté tient dans l’expression et l’intensité du chant.

- La musique doit coller au texte et au drame. Verdi participe activement à la rédaction du livret, fait attention à la relation entre le texte et la musique. Elle doit suivre les inflexions des paroles. Verdi adapte le rythme, les couleurs, les timbres des instruments aux situations et à la psychologie des personnages.

- L’orchestre prend une place de plus en plus prépondérante. Il utilise les instruments pour créer des atmosphères, et exprimer les états d’âmes des personnages (exaltation, sensualité, abattement…)
La richesse de son orchestre le fit accuser de « wagnérisme ». Il était plutôt influencé par l’opéra russe et l’opéra français.

Cette musique fut faite également pour plaire au public parisien de l’époque avec des thèmes musicaux forts, comme celui de l’amitié, énoncé dans le duo entre Carlo et Posa au 1er acte, associé à la liberté et qui réapparaît plusieurs fois. Verdi se permet également quelques effets hispanisants avec la chanson du voile d’Eboli.

 

Don Carlos entre vérité et fiction – Quelques informations historiques

Le contexte historique va donner à l’occasion à Schiller puis à Verdi de créer un drame totalement fictionnel mêlant enjeux politiques, religieux, sentimentaux. Ce livret est un  mélange entre vérité et fiction. Il s’agit surtout d’utiliser des éléments historiques anciens pour créer un drame fort, mettre en scène des passions exacerbées et aussi des idéaux politiques spécifiques au XIXème siècle et à Verdi.

 

Les personnages de l'opéra :

  • Don Carlos :

Charles d'Autriche et du Portugal (1545-1568) est le fils d’un premier mariage de Philippe II. C’est l’Infant, héritier de la couronne d’Espagne.

Dans l’opéra, ce ténor lyrico spinto est un jeune homme totalement impulsif et irréfléchi. C'est également un amoureux passionné qui témoigne de certains intérêts pour la politique, suscités par son ami le marquis de Posa.

    

 

  • Elisabeth de France ou Isabelle de Valois (1545-1568), reine d'Espagne. 

Ce sera la troisième épouse du roi Philippe II. Elle est mariée à 14 ans à Philippe, le 22 juin 1559, par procuration, le mariage étant consommé en 1561. Ce sera un mariage heureux. Elle donne deux enfants vivants à Philippe et meurt en couches le 3 oct. 1568, laissant son mari inconsolable.

 

Dans l’opéra : c'est un « falcon », une voix de soprano sombre, aux graves posés. Elle a plus les pieds sur terre que Don Carlo, plus de maturité. Elle accepte son sort, malgré son amour pour Carlos, et fait son devoir.

 

La fiction : l’amour entre Carlos et Elisabeth.

C’est Saint-Réal qui le premier, dans son roman de 1672, a introduit l’idée d’une passion amoureuse entre Carlos et Elisabeth.

Les Don Carlos et Elisabeth historiques ont bien été fiancés pendant un temps mais ils ne s’étaient jamais réellement rencontrés, et surtout n'étaient jamais tombés amoureux l’un de l’autre. Don Carlo n’étant pas un beau jeune homme séduisant mais un adolescent né d’un mariage consanguin. Il était épileptique, laid, difforme et cruel et connu pour des accès de cruauté et de violence. Suite à un accident, il subit en outre une trépanation en 1662 qui n'a fait qu’aggraver son état mental et physique même s’il s’en remet.C’est ce qui motivera Philippe II à épouser Elisabeth : il lui fallait un nouvel héritier. Don Carlo en sera peut-être vexé et humilié mais sûrement pas par amour pour Elisabeth.

De même, Philippe n’était pas un vieux barbon, mais un homme dans la force de l’âge (32 ans en 1559.)

 

Le but de Verdi était de présenter une histoire d’amour passionnée, nécessaire à l’opéra, et qui si elle n’est pas vraie historiquement, n’en reste pas moins poignante. Verdi met son opéra sous le signe de l’amour. C’est une œuvre qui, de manière générale, contient une forte dimension émotionnelle, avec des relations fortes entre les cinq personnages principaux : Don Carlos, amoureux d’Elisabeth et ami de Posa, Philippe, amoureux de la reine, ami de Posa et ancien amant d’Eboli, Posa, ami de Carlo et de Philippe, Eboli, amoureuse de Carlo, la Reine amoureuse de Carlo…

 

La révolte du fils contre son père.

En 1560, le roi Philippe II fait reconnaître Dom Carlos comme l'héritier du trône. Le roi aurait même songé à lui donner des responsabilités politiques dans les Flandres mais lui préfère finalement le duc d’Albe. Carlos supporte mal qu’on l’écarte des affaires. En 1565, il entre en contact avec un noble flamand, le compte d’Egmont, qui sera exécuté plus tard en Flandre par le duc d’Albe.  L’Infant réclame d’être chargé du règlement du conflit aux Pays-Bas. Il aurait même menacé de mort le duc d’Albe qui s’en est ouvert au roi. Philippe croit-il véritablement à une trahison de son fils en faveur des Flamants, comme le dit la tradition historique, ou commence t-il simplement à s’inquiéter de l’état mental de son fils ? De nombreux autres incidents inciteront Philippe à faire enfermer Carlos dans ses appartements, le 18 janvier 1568. Carlos meurt la même année, "de maladie suite à une sorte de grève de la faim", ainsi que le rapporte alors l’ambassadeur de France. La tradition historique, hostile à Philippe II, parle d’un éventuel empoisonnement. Par contre, il n'y a aucune trace d’un procès en Inquisition qui aurait pu avoir été ordonné par Philippe, comme cela est suggéré dans l'opéra.

 

  • Philippe II d'Espagne (1527-1598)


Le personnage historique :

Philippe II est le fils aîné de Charles Quint et d'Isabelle de Portugal. Il a été roi d'Espagne, de Naples et de Sicile, archiduc d'Autriche, duc de Milan et prince souverain des Pays-Bas dès l'abdication de son père à sa majorité. Philippe n’a pas hérité de tout l’Empire de Charles Quint mais d’un certain nombre de territoires, parmi lesquels l’Espagne, riche de ses possessions aux Amériques et les Flandres (en gros, les Pays-Bas et Belgique). Il se donne pour mission de défendre la foi catholique dans ses royaumes.

A l’opéra : c'est une basse chantante. Il est présenté comme un vieillard écrasé par ses responsabilités politiques. C’est un roi perçu en tant que roi, face aux soucis et au travail auquel il doit faire face, un roi confronté à des dilemmes et des cas de conscience, tour a tour autoritaire, indécis, malheureux, contraint de se composer un masque. C'est un très beau personnage en demi-teintes, souvent caricaturé.

 

  • Le mariage de Philippe et la paix avec la France

L’Espagne mène une guerre contre la France, déjà commencée par Charles Quint, pour des raisons complexes. Au moment où l’opéra commence, la paix est conclue par les Traités du Cateau-Cambrésis. Le dispositif comprenait initialement le mariage de l’infant Carlos avec la fille d’Henri II de France, Elisabeth. Pour renforcer ce traité et compléter sa descendance, Philippe décide d’épouser lui-même la princesse.

 

  • La révolte des Flandres et la Légende Noire - petit point historique

Philippe II est le personnage le plus puissant de son siècle. Les trésors venus d’Amérique dépassent tous les richesses des autres rois. Roi défenseur de la catholicité, il ne peut pas admettre que le protestantisme se développe en Flandres, et que ces riches territoires lui échappent. Les Flandres étaient le cœur économique des possessions de Philippe.

Sous Charles V, la région avait été régulièrement occupée par les armées et mercenaires espagnols, suite aux guerres avec la France et l’Angleterre. Cela avait conduit à :

- La suppression de certaines libertés économiques.

- L'intervention de l’Inquisition suite à l'essor du protestantisme.

Mais l’Empereur connaissait bien la région où il avait passé toute son enfance, le français était sa langue maternelle et il parlait le flamant. Il avait réussi à temporiser.

Philippe, élevé en Espagne contrairement à son père, ne connait pas bien le pays et n'en comprend pas les évolutions politiques et religieuses. Il entre ainsi en opposition avec les nobles locaux, notamment Guillaume d’Orange :

- Par sa méconnaissance des Flandres.

- Par sa volonté centralisatrice

- Suite à l’augmentation des impôts.

Philippe avait nommé sa demi-sœur Marguerite de Parme gouverneur mais la « révolte iconoclaste » des calvinistes en 1566 l’oblige à envoyer une armée, sous le contrôle du Duc d’Albe, qui mène une répression sanglante sur toutes les couches de la population, protestantes ou catholiques. Le roi ne s'est donc jamais monté lui-même dans les Flandres et a envoyé un bourreau fermé à toutes les tentatives de conciliation, jusqu’à faire exécuter des nobles catholiques fidèles au Roi. Cela a conduit à une vague de xénophobie anti-Espagnols. (Le Duc d’Albe est d'ailleurs un des personnages de la pièce de Schiller, supprimé par Verdi.)

Les tensions, exacerbées dégénèrent en guerre d’indépendance et conduisent à un soulèvement armé mené par Guillaume d’Orange. Selon conduira à ce que l’on a appelé la Guerre de 80 ans, de 1568 à 1648.

 

Guillaume d’Orange sera à l’origine de la diffusion ce qui s’appellera la  « légende noire » de Philippe II, présenté comme un tyran et bourreau.

L’ouvrage « Apologie ou Défense du très illustre Prince Guillaume », est une arme de propagande probablement rédigée par le secrétaire de Guillaume et imprimée en 1581.

- Les Espagnols y sont présentés comme un peuple barbare dont la soldatesque viole et pille.

- Il contient des attaques personnelles contre Philippe II, accusé d’inceste, d’assassinat sur son fils et sa femmes, de cruauté, d’obscurantisme etc.

 

Ces déformations seront reprises par Saint réal dans son roman Histoire de Dom Carlos (1672) puis par les écrivains qui suivirent, dont Schiller.

L’utilisation de cette légende noire permet à Verdi de mettre l’accent sur plusieurs sujets importants :

- Le thème du despotisme politique

- Le thème de la liberté des peuples, hérité du XIXème siècle et incarné par le personnage fictif de Posa.

 

  • Rodrigue, marquis de Posa

C’est un personnage totalement fictionnel et anachronique, rajouté par Schiller. Verdi lui confie sa voix préférée, le baryton. Ami fidèle de Don Carlos, c’est le chantre de la liberté, le porte parole des Flamands opprimés. C’est un personnage extrêmement sympathique, mais qui n’aurait jamais pu survivre à la cour de Philippe II. C'est un symbole qui reflète plutôt les idées nées des lumières et les idéaux d’émancipation des peuples du XIXème siècle. Il représente un libéralisme politique auquel Verdi était très sensible.

 

  • La liberté des peuples : un thème verdien par excellence

Les idées patriotiques développées par Posa appartiennent au XIXème siècle et n’étaient pas connues au XVIè siècle. La liberté des peuples à travers les revendications exprimées pour le peuple flamand, rappelle celle des hébreux dans Nabucco et fait référence à l’unification du peuple italien et au combat contre les Autrichiens et les Etats de Rome. Pour Schiller, Posa était un parangon de vertus républicaines. Pour Verdi, c’est le chantre de la Liberté des peuples. 

 

  • Le Grand Inquisiteur


 

Fernando de Valdes Y Salas (1483 – 1568), Inquisiteur général de 1547 à 1566, archevêque de Séville

 

  • L’Inquisition :

L’Inquisition est une juridiction ecclésiastique instaurée en Espagne par une bulle papale à la demande des Rois catholiques Ferdinand et Isabelle, en 1478. Elle est dépendante du roi mais acquiert rapidement un pouvoir qui lui permet de braver la justice civile. Elle a un pouvoir juridique absolu pour juger et condamner. Sa mission est de maintenir l’orthodoxie catholique dans les royaumes et de réprimer tous les actes s’écartant de l’orthodoxie.

En 1480, les premiers inquisiteurs dominicains sont nommés par l’Etat. Le plus célèbre d’entre eux est Torquemada, nommé Grand Inquisiteur en 1483 (jusqu’en 1498). A la fois sous l’autorité théorique des monarques espagnols et représentant du Pape, il donne à l’Inquisition une puissance sans précédent. Il s’attaque essentiellement aux marranes et morisques, juifs et musulmans convertis. Même le Pape Sixte IV s’offusque de ses méthodes expéditives. Les successeurs seront plus modérés mais en 1547 jusqu’en 1566, un nouveau tour de vis est donné par Fernando de Valdès Y Salas (1483-1568) qui intensifie les persécutions contre les luthériens et est à l’origine de l’autodafé de 1559. L’Inquisition, qui devient extrêmement puissante, fonctionne sur une pédagogie de la peur, et une imagerie portée par les bûchers, la torture et le caractère secret des procédures. Par contre, les recherches historiques ne cessent de revoir à la baisse le nombre de condamnés à mort, peut-être seulement 1% des accusés.  

 

Le personnage du Grand Inquisiteur existait donc réellement mais celui de l’opéra est plutôt un symbole. Aveugle, nonagénaire (précepteur de Charles V né en 1500), aveugle, fanatique et sanguinaire, il représente une Eglise hors de son temps et du monde des vivants. A l’époque, le personnage faisait aussi référence au Pape Pie IX et son Syllabus publié en 1864 s’opposant aux nouvelles idées libérales en vogue.

Il a une voix de basse noble, profonde et caverneuse.

Verdi utilise le personnage de l’Inquisiteur pour faire une critique de l’obscurantisme religieux.

- On va retrouver en retrouver l'équivalent chez les prêtres fanatiques et sanguinaires d’Aïda : c’est une religion qui veut jouer un rôle politique. Les audaces du livret vis-à-vis de la religion on été très critiquées. A la création, l’impératrice tourna la tête à la réplique de Philippe « Tais-toi, prêtre ». Mais la censure sous Napoléon III était tout de même moins vive en France que dans d’autres Etats européens.

- On constate par contre chez Verdi la présence d’un sentiment religieux perçu comme spiritualité (dans La Force du Destin par exemple) . La religion est aussi un refuge. (ex : le chœur de moines qui insistent dès le 1er acte de Don Carlos sur l’aspect éphémère de la vie sur Terre. )

 

  • La princesse Eboli


Elle est inspirée d’un personnage réel, Dona Ana de Mendoza y de la Cerda, princesse d’Eboli (1540-1592). Bien que borgne, elle était considérée à l’époque comme une des plus belles femmes d’Espagne. Epouse d’un ministre du Roi, elle passera trois ans dans un couvent après son veuvage avant de revenir à la vie publique, et d’être arrêtée pour trahison. L’Eboli de l’opéra n’a rien à voir avec la réelle princesse. C’est une suivante de la Reine, ancienne maîtresse du roi, légère et jalouse, amoureuse de Don Carlos. Mezzo soprano dramatique, elle a une voix sombre qui illustre un caractère ombrageux.

 

Verdi utilise tous ces personnages et thèmes historiques pour mettre l'accent sur la variété des sentiments humains. Don Carlos est une œuvre où amour, amitié et liberté s’opposent au pouvoir autoritaire de l’Etat et de l’Eglise et le dernier des 4 opéras espagnols de Verdi (Ernani, Il Trovatore, la Forza del Destino). Ils mettent tous en scène la guerre et le pouvoir religieux. L’Espagne était pour les romantiques la terre de la démesure et des passions, avec des personnages excessifs propres à être mis en scène à l’opéra.


Au fil de la musique

ACTE I - La forêt de Fontainebleu

L'opéra commence le jour de la signature des traités (2-3 avril 1559). Vous l'avez compris, le dispositif comprenait initialement le mariage de l’infant Carlos avec la fille d’Henri II de France, Elisabeth. Pour renforcer ce traité et compléter sa descendance, Philippe décide d’épouser lui-même la princesse. C'est le sujet du premier acte « de Fontainebleau », coupé dans la version en quatre actes.

- Choeur des bûcherons : coupé dès les premières représentations, ce choeur met en scène la misère du peuple et permet d'éclairer la décision d'Elisabeth d'accepter la main de Philippe pour faire cesser la guerre. (Nous sommes à l'opéra... donc on lui demandera son avis, ce qui n'était certainement pas le cas à l'époque !)

- Air d'entrée de Carlos.

Arrive ensuite notre ténor, Don Carlos, qui s'est faufilé discrètement au sein de la suite de l'ambassadeur d'Espagne, pour voir à quoi ressemble sa fiancée, et qui bien sûr, est tombé immédiatement fou amoureux d'elle. Il chante un air plein de lyrisme et de passion, qui témoigne de sa sensibilité, de sa jeunesse, et de son espoir. "Avenir rempli de tendresse, Dieu sourit à notre jeunesse, Dieu bénit nos chastes amours", s'écrit-il.

 

"Fontainebleau, forêt immense et solitaire" - Marcelo Alvarez

 

Apparaît alors, comme par miracle, Elisabeth et son page. Elle était dans la forêt, occupée à chasser et rassurer les bûcherons, et a fini par se perdre. Le page, paniqué, aperçoit alors les lumière du château et décide de laisser la princesse seule, sous la garde de ce jeune seigneur espagnol qui n'a pas l'air bien méchant (!!), pour aller chercher la litière de la princesse. Il faut bien que nos deux tourtereaux soient seuls pour chanter un beau duo d'amour. Don Carlos révèle son identité, lui avoue qu'il l'aime passionnément, la princesse est émerveillée, et tout va pour le mieux, d'autant plus que le canon du château retentit pour annoncer la paix, et leur union. La première partie de ce duo témoigne donc de leur sérénité devant un avenir qui leur paraît radieux. Elisabeth chante avec la grâce et l’émotion d’une jeune femme amoureuse.

 


 

Mais les canons rappellent en fait que c’est l’Histoire et non le libre arbitre qui décide des relations humaines. L’illusion du bonheur va se briser de manière fulgurante quand le page revient et la salue comme Reine d'Espagne. Après quelques paroles égarées de Carlos, suit un autre duo, l’antithèse du précédent, qui illustre un sentiment de désespoir et d’abattement, dans une tonalité mineure particulièrement sinistre.

 

Le premier acte met donc en scène la naissance d'une histoire d’amour passionnée, nécessaire à l’opéra, qui même si elle n’est pas vraie historiquement, n’en reste pas moins poignante. Verdi met ainsi son opéra sous le signe de l’amour. Toute son oeuvre contient une forte dimension émotionnelle, avec des relations fortes entre les 5 personnages principaux : Carlo, amoureux de Elisabeth et ami de Posa, Philippe, amoureux de la reine et ami de Posa et ancien amant d’Eboli, Posa, ami de Carlo et de Philippe, Eboli, amoureuse de Carlo, la Reine amoureuse de Carlo.

 

ACTE II – Premier tableau - Amitié et Liberté

Lieu : le cloître du couvent de Saint Just où Charles Quint s'est retiré et où il est enterré.

 

Scène 1 : 

La scène commence par une introduction des cuivres assez effrayante qui donne le sentiment de se trouver dans un espace vaste, vide, où l'humain n'a pas sa place. Suit un superbe coeur de moines en coulisses dominé par une belle voix de basse, le Moine... dont on ne sait pas encore qui il est réellement. 

Don Carlos cherche en vain la paix dans ce couvent. Il n'arrive pas à oublier Elisabeth, désormais mariée à son père Philippe, et qu'il doit désormais appeler "sa mère". Le moine lui rappelle que la "paix du coeur ne se trouve qu'auprès de Dieu"

 

Scène 2 : Duo Carlos /Rodrigue

Arrive alors Rodrigue, Marquis de Posa, un noble espagnol, grand ami de Don Carlos, et certainement le personnage le plus sympathique de tout l'opéra. Rodrigue invite son ami à partir avec lui pour les Flandres, opprimées par les représentants de Philippe II, ce qui l’éloignera d’Elisabeth et lui permettra en plus de se rendre utile en poursuivant un noble but. Suit un serment d'amitié sur un thème que l’on retrouvera plusieurs fois dans l’opéra, serment où s’expriment des sentiments personnels doublés d’un amour commun pour des idéaux humanistes. 

 

- "Dieu, tu semas dans nos âmes"

 

- L'amitié

Le grand duo qui introduit un nouveau thème, celui de l'amitié, ici celle de Rodrigue et Don Carlo, une amitié qui sera aussi recherchée désespérément par le roi et qu'il croira un instant la trouver en Posa.

 

- La Liberté, personnelle et pour les peuples

C'est également un des thèmes centraux de l'opéra. Notons que les idées patriotiques développées par Posa appartiennent au XIXème siècle et n’étaient pas connues au XVIème siècle.

- Les personnages, Carlo, Posa, Elisabeth, réclament la liberté personnelle contre un mode de vie et contre des règles sociales oppressantes (un thème déjà présent dans La Traviata).

La question de la liberté des peuples se pose également à travers les revendications exprimées pour le peuple flamand, qui rappelle celle des hébreux dans Nabucco, et fait ici référence à l’unification du peuple italien et au combat contre les Autrichiens et les Etats de Rome. N'oublions pas que Verdi apparaît comme une sorte de père spirituel de la nation italienne. Pour Schiller, Rodrigue était un parangon de vertus républicaines, pour Verdi, c’est le chantre de la Liberté des peuples.  

 

Amitié, Liberté, Amour, dans cet opéra, tous ces thèmes s’opposent les uns aux autres, créant des personnages pleins de doute, de désespoir et de malheur. Les relations sentimentales se mêlent aux enjeux politiques. Les vies personnelles sont prises dans la nasse des visées politiques de l’Eglise et de l’Etat. Seuls deux personnages « entiers » suivent leurs idées fixes, ce sont les « symboliques » Posa et l’Inquisiteur.

 

ACTE II – Deuxième tableau.  Amour, Amitié et politique

A l'extérieur du cloître, les suivantes de la reine l'attendent dans le jardin, et pour s'occuper, font ce que l'on fait à l'opéra : elles chantent, dans une ambiance musicale hispanisante. L'acte II voit l'introduction d'un nouveau personnage, la princesse Eboli, belle, intrigante, elle chante de sa voix sombre la "Chanson du Voile", racontant l'histoire d'un roi Maure qui tente de séduire une belle inconnue voilée avant de réaliser que c'est sa femme. 



Cette ambiance joyeuse et insouciante est assombrie par l'arrivée de la Reine, éternellement triste. Au milieu de ces femmes apparaît Rodrigue. Il a un message à remettre à la Reine, officiellement de France, officieusement de Carlos qui veut un rendez-vous avec "sa mère". Pour laisser tout loisir à Elisabeth de lire la lettre tranquillement, il se voit obligé de "faire la conversation" à Eboli, qui lui demande des nouvelles de la cour de France, et de la beauté des Françaises. Quand Rodrigue supplie lui-même Elisabeth d'accorder, en bonne mère, une audience à son fils souffrant, Eboli a un doute : l'Infant serait-il tombé amoureux d'elle, Eboli, et n'oserait pas se déclarer ? 

 

- "Je viens solliciter de la reine une grâce"- Duo

Après ce très beau trio, suit un duo poignant entre Don Carlos Elisabeth, qui illustre le fossé qui s'est creusé entre eux, en opposant la passion dévorante de Carlos et la volonté d’Elisabeth de faire son devoir de Reine. Elle apparait bien plus mature que lui.

 

Alors qu'elle parvient à se dégager, et que Don Carlos s'enfuit, désespéré, on annonce l'arrivée du Roi. C'est la première apparition chantée de Philippe, et il est loin de se montrer sous son meilleur jour. Sa première action sera de punir la Reine d'être restée seule en chassant la seule amie qu'elle avait, une amie d'enfance qui l'avait suivie depuis la France. Mais l'étiquette espagnole est stricte: la reine ne doit jamais rester seule sans au moins une dame d'atours. 

Elisabeth, humiliée, chante un air d'adieu à son amie, ample et noble, un air de reine, mais extrêmement triste, accompagné de bois plaintifs. C'est un adieu à la jeunesse, à la France, à la joie. Elle semble avoir perdu tout espoir d'être heureuse. 

 

 

Le roi ne semble pas troublé outre mesure par cet air. Il a depuis longtemps compris que sa femme ne l'aimait pas, ce qui le ronge et contribue à le rendre triste et aigri. Apercevant Rodrigue, il l'interpelle. Comment ce noble jeune homme, riche de hauts faits d'armes, n'est-il pas déjà venu se présenter au Roi ? Rodrigue saisit l'occasion pour expliquer à Philippe tout ce qu'il a sur le coeur. Après tout, peut-être le roi ne sait-il pas ce qui se passe réellement dans les Flandres... Il décrit les massacres, les cris des veuves, soutenu par un orchestre terrifiant... avant de réaliser que Philippe II sait bien tout cela : 

- "J'ai de ce prix sanglant payé la paix du monde", répond-il. "Ma foudre a terrassé l'orgueil des novateurs qui vont plongeant le peuple en des rêves menteurs". 

- "Quel bras a jamais arrêté la marche de l'humanité"? répond Rodrigue. "Un souffle ardent a passé sur la terre, il a fait tressaillir l'Europe toute entière, Dieu vous dicte sa volonté, donnez à vos enfants, donnez, donnez la Liberté".

Voilà des termes et des idéaux qui ne sonnent pas très "seizième siècle" ! Dire que nous pensions que c'était une histoire de guerres de religions... Mais non, c'est Verdi, qui par la voix de Rodrigue, chante la liberté et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. 

Ce duo était très important pour Verdi, et il n'en a jamais été satisfait. Il a plusieurs fois remodelé la version française, avant de décider de le réécrire entièrement au moment où il reprend l'oeuvre en 1882. La version italienne est donc très différente, plus courte, plus concise, mais peut-être aussi moins passionnée et imagée.

 La logique voudrait que le roi fasse immédiatement arrêter Posa, mais il est impressionné par la fougue du jeune homme, et se contente de lui conseiller de prendre garde à... l'Inquisition, dont on parle pour la première fois ici. 

Mais assez parlé politique, le roi n'a aucune intention d'écouter Rodrigue sur la question des Flandres, et de toute façon, il a des soucis plus graves en tête : ses problèmes conjugaux. A la grande stupéfaction de Posa, le roi commence à s'épancher : sa femme, le trompe-t-elle avec Don Carlos? 

Qu'il soit son ami, son confident, qu'il espionne Carlos et la Reine. "Toi qui seul es un homme au milieu des humains, je mets mon coeur en tes loyales mains". 

Rodrigue, stupéfait, ne peut que s'émerveiller devant cette marque de confiance. "Il est ouvert ce coeur qui ne s'ouvrit jamais". Le voici donc officiellement devenu "confident" du roi. Ce n'est pas rien.

 

- Duo Philippe II / Posa  (version française)


 

Version italienne (1882)


 

Dans cet acte, Verdi a créé une ambiance où l’oppression est omniprésente, l'atmosphère étouffante, entre la dureté de l’étiquette et ombre de l’Inquisition qui plane en permanence. L’Espagne de Don Carlos est un monde où l’être humain n’a pas sa place, une prison pour tous les personnages.

 

ACTE III 

Premier tableau : il met en scène la jalousie d’une femme amoureuse : des sentiments personnels qui auront des conséquences graves dévoilées à l'acte IV, en attisant la rivalité père-fils. 

C'est la fête à Madrid, mais Elisabeth n'a vraiment pas le coeur à cela. Elle préfère aller prier. Mais comme elle est censée faire acte de présence, elle demande à Eboli de prendre sa place pour la nuit, lui prêtant son manteau de Reine. Eboli est ravie, d'autant qu'elle a des plans pour la nuit : elle a donné un rendez-vous secret à Don Carlos dans les jardin du palais. L'Infant apparaît, tenant la lettre, émerveillé, car il est persuadé qu'elle vient d'Elisabeth. Prenant Eboli pour la Reine, il lui fait une déclaration passionnée avant  de réaliser son erreur. Vexée, Eboli devine ce qu'il s'est passée, et devient folle de rage. "Malheur sur toi, fils adultère", hurle-t-elle à Carlos et Posa qui vient d'arriver. C'est un magnifique trio, puissant, plein d'une énergie qui traduit bien la fureur jalouse d'Eboli, le désespoir de Carlos et la rage Rodrigue qui ne sait pas comment faire pour sauver son ami. Il pense même un moment à tuer Eboli, mais ne peut s'y résoudre.

 

 

Second tableau :  L’Autodafé - politique et religion

C'est "jour de fête et d'allégresse", le peuple assiste à un autodafé, il chante joyeusement un choeur grandiose. "Jour d'effroi", chante plus justement le choeur de basses des Inquisiteurs. Philippe II, qui a prié toute la nuit, entre en tenue d'apparat, la reine à ses côtés. Il est accompagné des seigneurs espagnols, parmi lesquels se trouve Posa. Tout a coup, Carlos fait irruption, accompagné de six députés flamands. Il veut profiter de l'évènement pour faire un coup d'éclat et offrir l'occasion aux Flamands de plaider leur cause. Mais cela est totalement contreproductif et ne fait qu'attiser la fureur du roi. Rodrigue est consterné. Voyant que sa tentative est veine, Carlos, dans un dernier éclat, sort son épée et menace Philippe : il sera le libérateur du peuple Flamand (quitte à tuer son père ? ). Tout le monde est stupéfait. Les seigneurs n'osent pas intervenir contre l'Infant. Rodrigue, seul, a le courage de le faire... et désarme Carlos, qui est dûment envoyé en prison. L'exécution peut se dérouler tranquillement, tandis qu'une "voix soprano venue du ciel" accueille l'âme des malheureux. 

 

L'autodafé sur scène a été rajouté par Verdi et ses librettistes, pour donner l’occasion d’une scène grandiose dans le style du Grand Opéra. Ils se sont appuyés sur un autodafé réel auquel Carlos aurait assisté en 1559 à Valladolid. Quatorze hérétiques avaient alors été conduits au bûcher. Verdi et ses librettistes y ont intégré un conflit père fils, attisé par la rivalité sexuelle et politique, alors que Don Carlos, de manière totalement inconsidérée, clame son soutien au peuple flamand. C'est une scène musicalement très dense, telle que Verdi sait si bien les concevoir, et qui joue sur plusieurs chœurs et ensembles : le chœur du peuple, joyeux à 4 et 6 voix, contraste avec le chœur de basses des inquisiteurs, sombre, lourd et sinistre, illustrant leur fanatisme et obscurantisme,  le chœur des flamands (en fait 6 barytons à l’unisson) à la mélodie d’une grande humanité. A cela s’ajoutent les voix des solistes Philippe, Carlos, Elisabeth, le Page et Rodrigue. 

 

 

ACTE IV  Trône et Autel 

Scène 1 : le monologue de Philippe. "Elle ne m'aime pas".

Le grand air de Philippe II est introduit par un magnifique solo de violoncelle, triste, accablé. C'est une réflexion sur la solitude des hommes de pouvoir. Il est vrai que le Philippe II avait une personnalité très mystérieuse, très solitaire, il passait énormément de temps à travailler. Schiller, influencé par Saint Réal, qui lui-même s'inspirait de la "légende noire", en fait un personnage entièrement noir. Le Philippe de Verdi est plus romantique, plus complexe, en demi-teintes. Il ne peut pas dormir et médite sur sa vie. Cet air exprime la solitude, l’absence d’amour, l’insatisfaction du pouvoir, ses soucis, problèmes auxquels il doit faire face, son impuissance, ses dilemmes et cas de conscience.

Verdi témoigne ici de son art de la représentation de caractères psychologiques complexes.

 

 

Scène II : le grand duo Philippe/Inquisiteur

C'est un grand duo de basses, qui pourrait appartenir à un opéra russe, une scène unique en son genre qui se présente comme un grand récitatif, à la musique puissante et imagée, et qui illustre conflit entre politique et religion. L’arrivée de l’Inquisiteur est annoncée par une musique caverneuse, qui donne image d’un reptile menaçant. Bassons et Contrebassons sont à l’unisson et l'harmonie est confiée aux trombones, une trouvaille musicale.

 

Le Grand Inquisiteur se présente à la requête de Philippe II qui  fait appel aux conseils de l’Eglise pour savoir que faire de Carlos. La réponse de l’Inquisiteur est sans appel : « Dieu pour nous sauver sacrifia son fils ». Mais dans la deuxième partie du dialogue, le roi commence à regretter d’avoir fait appel à ce fanatique. L’atmosphère et la voix du chanteur sont lourdes de menaces. L’Inquisiteur l’attaque ouvertement. Il reproche au Roi ses relations avec Posa et d’avoir cédé à la pire des subversion : « l’esprit des novateurs », qui rappelle l’esprit des Lumières de Schiller.

Puis, l’Inquisiteur essaie de remettre Philippe dans le droit chemin avec des accords à tonalité religieuse. Puis, devant le refus du roi de livrer Rodrigue, il laisse éclater sa colère. Sa fureur le fait monter jusqu’à l’extrême aigu de sa voix de basse, comme si il allait s’étrangler. Les secousses d’orchestre qui suivent témoignent de son exaspération. Son départ, menace supplémentaire, se fait sur le ton caverneux du début. 

Le roi est perdant : la phrase finale résume la situation. "L'orgueil du roi fléchit devant l'orgueil du prêtre", conclut-il seul, abattu, en descendant dans l'extrême grave de sa voix, (peu de chanteurs arrivent à atteindre correctement.)

 

 

La scène suivante nous renvoie à la sphère privée. 

La reine fait irruption, catastrophée : on vient de lui voler un coffret précieux qui contient tous ses bijoux. Ce qu'elle ignore, c'est qu'il est dans les mains du roi, subtilisé par Eboli, sa maîtresse... Eboli savait que ce coffret était compromettant car il contient ... un portrait de Carlos, remis par l'Infant à Elisabeth pendant leur tête à tête à Fontainebleau.

Suit une royale scène de ménage qui aboutira à un formidable quatuor, avec l'arrivée d'Eboli et Posa, rappelant, en bien plus sombre, le célèbre quatuor de Rigoletto où les quatre protagonistes chantent chacun des paroles différentes sur des mélodies différentes. Voilà un exercice de composition dans lequel Verdi excelle. Philippe se rend compte qu'en accusant la reine d'adultère, il est allé trop loin, Rodrigue se dit qu'il faut qu'il agisse : "que pour l'Espagne un homme meurt" (on apprendra plus tard ce que cela signifie), Eboli est pleine de remords et Elisabeth se dit qu'elle n'a décidément plus aucun espoir de bonheur sur cette terre. Ce merveilleux quatuor existe dans deux versions différentes, Verdi l'ayant profondément modifié et condensé lors du remaniement de 1882. 

 

Version italienne :

 

Eboli, se rendant compte de son erreur, avoue tout à la Reine : le vol du coffret et ... son aventure avec Philippe II. Elisabeth peut pardonner le premier méfait mais pas le second, et condamne Eboli à choisir entre le couvent de l'exil. Verdi avait ici placé un duo méditatif entre les deux femmes, presque toujours coupé. La mezzo doit garder son énergie pour le formidable air qui suit, un des plus grands airs de mezzo dramatique de tout le répertoire. Elle y maudit sa beauté et jure de tout faire pour sauver Carlos, fortement compromis à cause d'elle. 

 

"O don fatal" : 

 

 

2ème tableau

La prison de Carlos. 

Posa a décidé de reporter la colère du roi contre lui-même pour sauver l’Infant. Pour cela il va faire en sorte que l’on trouve chez lui des papiers compromettant, prouvant qu’il est le véritable traître pro-flamants. Il est donc blessé à mort, sous les yeux de Carlos, et meurt dans ses bras, en le suppliant de sauver la Flandre. Cette mort de Rodrigue, un des plus beaux airs de baryton du répertoire, témoigne de l’amour de Verdi pour son personnage. La mélodie exprime sa souffrance physique et morale (cornet à pistons et basson), avant que les harpes ne portent son âme vers l'au-delà.

 

 

 

"Lacrymosa" "Qui me rendra ce mort ?"

Rodrigue mort, Philippe II fait irruption dans la prison pour libérer Carlos et lui rendre son épée, avec toutes ses excuses. Mais Carlos, toujours aussi inconscient, repousse son père et crie que Rodrigue a simplement voulu le sauver. Philippe est anéanti. Il vient de tuer son seul ami. Une triste lamentation s'élève de la bouche du roi, à laquelle se joignent les voix de Carlos et du choeur dans un ensemble masculin, à la fois lyrique et funèbre d’une grande puissance expressive. C'est à notre avis une des plus belles pages de la partition, que Verdi avait coupée, déçu de son rendement par un ténor médiocre. Il en réutilisera la musique pour le Lacrymosa de son Requiem. 

 

 

Tout à coup, on entend les cris du peuple à l'extérieur de la prison. Soulevé par Eboli, il tente d'entrer dans la prison pour libérer Carlos. Philippe II, sûr de lui, fait ouvrir les portes. La situation s'envenime, quand intervient le Grand Inquisiteur. Le peuple, terrorisé, s'incline devant les puissances unies du trôle et de l'autel. 

 

ACTE V – La liberté dans la mort

- Le grand air d’Elisabeth. "Toi qui sus le néant"

Le cloître de Saint-Just. Elisabeth y a rendez-vous avec Carlos pour un dernier adieu. En prière, elle supplie l'âme de Charles Quint de porter ses lamentations jusqu'au Seigneur. Introduit par une longue et déchirante mélodie, plein d'une austère grandeur, à l'image du lieu, ce grand air exprime le désespoir de la Reine et son détachement du monde. La seule liberté pour elle sera dans la mort.

Karita Mattila le chante merveilleusement bien dans la version du Châtelet :

 

- Duo Carlos/ Elisabeth

Le dernier grand duo consacre un ultime sursaut de Don Carlos, que Elisabeth décide à partir pour les Flandres. Mais il est toujours aussi incapable d’une action politique cohérente. Après son éclat devant le roi, il se fait finalement surprendre avec Elisabeth. L’irruption des forces du Roi et de l’Inquisiteur déclenche une violence orchestrale et des clameurs qui se taisent face au chœur des moines en coulisses. 

La version d'origine comprenait également un terrible choeur de malédiction, coupé ultérieurement. L'apparition de Charles Quint en costume d’Empereur qui enlève son petit fils à la vindicte du Roi et de l’Inquisiteur, abolit définitivement toute référence réaliste. Mais Verdi tenait à cette image forte, bien moins sinistre qu'un vulgaire assassinat (ou suicide, comme cela est montré parfois), de Carlos. D'autant plus qu'on ne saura jamais de quoi est vraiment mort l'Infant d'Espagne, alors pourquoi ne pas finalement opter pour la magie et la poésie?

 

Julia Le Brun


Discographie (version française) :

CD

 

 

 

 

 

Sources et bibliographie 

L'Avant-Scène Opéra : Don Carlo

P. Favre-Tissot-Bonvoisin, Giuseppe Verdi, Bleu Nuit éditeur, Horizons

Bertrand Dermoncourt, Tout Verdi, Robert Laffont, Bouquins

Chantal Cazaux, L'Avant-Scène Opéra : Giuseppe Verdi

Michel Orcel, Verdi, La Vie, le mélodrame, Grasset

Charles Osborne, Verdi (en anglais)

 


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16/10/2017
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